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Chasser le Divers
Michel Onfray   Le Désir ultramarin - Les Marquises après les Marquises
Gallimard - Blanche 2017 /  13 € - 85.15 ffr. / 128 pages
ISBN : 978-2-07-272315-5
FORMAT : 11,8 cm × 18,5 cm
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Comment naissent, vivent et meurent les civilisations ? Ceci semble être la question posée par Michel Onfray dans ce petit essai consacré à Victor Segalen (1878-1919), médecin, romancier, poète, ethnographe, sinologue et archéologue français, et l'auteur de multiples écrits dont le plus connu est Les Immémoriaux.

Michel Onfray débarque en Polynésie sur les traces de l’explorateur. Il raconte le périple de Segalen à Tahiti puis aux Marquises sur les traces de Gauguin, arrivant à Nuku-Hiva, la capitale de l'île, au début d'août 1903. Déjà à l'époque, Segalen écrivait : «La Polynésie est en voie de perversion civilisée». D’où le sous-titre du présent essai, Les Marquises après les Marquises. Onfray après Ségalen.

Victor Segalen est dépeint par le philosophe comme «un mystique athée, un païen en quête de transcendance, un mécréant aspirant à la religiosité, un sans-dieu désireux de sacré». Soit. Il le dit aussi nietzschéen, ce qui est plus problématique. Il évoque la volonté de puissance nietzschéenne. Certes, sauf que chez Nietzsche, cette volonté s’opposait au christianisme, comme volonté de préserver la vie mais sans briser les hiérarchies. Nietzsche s’opposait à cette «morale des faibles» qui affaiblissait les «forts» (les faibles deviennent donc les forts dans cette optique), critiquant notamment le féminisme, le sentimentalisme (on dirait de nos jours la société victimale), les droits de l’Homme, et même le socialisme. Ce pourquoi on a classé justement Michel Onfray comme un nietzschéen de gauche, en théorie incompatible avec Nietzsche lui-même.

Michel Onfray semble jouer sur deux registres incompatibles ou inassimilables selon l’adage fameux de Bossuet («Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes») : la défense d’une naturalité solaire, simple, évidente, en prise avec le réel, mais anti-progressiste, et la défense des droits de l’Homme (féminisme, mariage homosexuel) de l’idéologie progressiste occidentale. Michel Onfray semble donc être scindé en deux, entre d’un côté l’éloge d’un mode de vie authentique, vital, opposé à ce «progrès», et de l’autre, un mode de vie, le nôtre, qu’il critique férocement certes, mais tout en en défendant certains aspects qui participent de cette mondialisation ravageuse même s’il devient de plus en plus sévère contre le décadentisme occidental actuel, tout comme Ségalen fuyait le décadentisme du XIXe siècle.

Michel Onfray accentue sa critique du christianisme qui, à l'époque de Nietzsche et de Ségalen, était d'actualité (de moins en moins cependant) et fait l'éloge d'une sexualité naturelle dans les Marquises, une sexualité solaire qu'il place sous le ciel de l'évidence et de l'instantanéité. Il utilise l’expression judéo-chrétienne, catégorie fausse inventée au début du XXe siècle comme le rappelait l’historien Shlomo Sand, et focalise trop sur la sexualité qui ne semble pas être le point majeur des problèmes aux Marquises.

Les Marquises, selon lui, pratiquent la polyandrie. Le sexe marquisien est hédoniste, dit-il, obéissant au plaisir. «Le motoro nomme l'ardeur légitime avec laquelle on peut dire à une jeune fille qu'elle nous plaît et l'inviter à passer à l'acte. Entre le désir et le plaisir, il n'y a pas de séparation». La phrase est problématique car le désir et le plaisir ne sont pas interrogés dans leurs tenants et aboutissants. Le désir et le plaisir ne sont pas de simples catégories évidentes, sans ambiguïté. Le philosophe n’interroge pas plus loin cette relation d’autant que l’accouplement suppose une éventuelle procréation. Que se passe-t-il alors ? Le thème est traité pour sa naturalité sans être envisagé dans sa totalité. Sans doute cela existe-t-il, et sans doute encore, on comprend que Gauguin et Ségalen fuyaient leur univers pour retrouver un mode de vie plus authentique à leur époque, étant donné que la Révolution industrielle et le progrès enfermaient l'individu dans une existence anorexique, coupée de toute naturalité, ce que l'on constate encore plus de nos jours où les individus sont virtualisés, comme mis sur orbite par écrans interposés.

Michel Onfray insiste sur cette sexualité en parlant notamment des jeunes filles qui deviennent directement femmes au cours d’une cérémonie. Elles peuvent avoir des relations sexuelles dès qu'elles peuvent avoir des enfants. Donc à douze ans, selon le philosophe. Il évoque aussi le mahus, jeune garçon au comportement efféminé. «Les anciens mahus les initiaient à la pratique des hommes. Leur prépuce était moins circoncis que subincisé. La partie supérieure du prépuce était fendue avec une dent de requin ; la cendre répandue sur la plaie arrêtait le sang ; la cicatrisation s'effectuait à l'air libre. La subincision formait un bourrelet à la base du gland qui expliquait que les Polynésiennes recherchaient ces partenaires sexuels. Ces garçons étaient nés garçons et n'entendaient pas devenir filles». Mais alors comment Michel Onfray peut-il parler d'un «troisième sexe ontologique» ? Il explique que «certains mahus, dans les années 60, année du colonialisme atomique français, deviennent des transsexuels, et vivent leur transsexualisme sur le mode de la prostitution avec des marins et des marchands». Ce qui n’est guère enthousiasmant. Mais pourquoi s'oppose-t-il à la théorie du genre et au transsexualisme occidental ? Sans doute parce que le rapport au réel entretenu avec leur propre sexe est coupé, tel un déni de réel et de sexe. Qu’en est-il alors de ce «troisième sexe» dans le cas des mahus ?

La critique de Michel Onfray concernant la sexualité chrétienne semble inopérante de nos jours. Il ne comprend pas que si le libéralisme s'est servi de la religion pour avancer et coloniser peu à peu le monde entier, ce que critiquait Ségalen, il a voulu et veut s’en débarrasser pour instaurer un pur consommateur matérialiste et rationnel. De nos jours, et c'est le paradoxe apparent, ce n'est pas une civilisation chrétienne qui pose problème mais le déploiement d'un mode de vie hédoniste réduit à une consommation basique sous l’empire des droits de l’Homme qui tente de s’établir au monde entier, ruinant toute diversité.

Michel Onfray développe d'ailleurs ensuite ce qu'explique Ségalen concernant la notion de Divers : il s'agit de préserver les différences du monde entier contre les désastres de la civilisation occidentale consumériste, s’opposant au multiculturalisme forcené et sa quasi prescription d'autorité installée dans les années 80 obligeant les peuples à se «métisser», un ''souverain bien'' qui détruit cependant des mêmes modes d'existence différents. Or ces peuples se moquent du progrès, de la technologie et des droits de l'Homme pour vivre selon leurs traditions sans se mélanger aux autres.

Reprenant Ségalen, Onfray oppose à juste titre l'Exote et le touriste. L'exote vient dans un autre pays en «oubliant» le sien pour comprendre et découvrir le mode de vie local alors que le touriste impose son mode de vie partout où il va. L'Autre disparaît derrière le Même ou derrière une altérité de synthèse recrée pour l’occasion, juste pour le folklore et le spectacle du touriste, mais dépouillée de ses attributs d’origine. Il prend l’exemple des tambours, autrefois en peau de requin, qui avaient une signification ontologique alors qu’ils sont recouverts maintenant de peau de vache sans aucun intérêt. Le thème de la fête à laquelle il assiste est «le retour aux sources» mais les jeunes boivent du Coca-Cola et ont des tatouages sans signification en lien avec leurs ancêtres.

C’était ce qu’avait critiqué Baudrillard en parlant de cannibalisation et de carnavalisation symboliques, la façon dont notre mode de vie ingère les autres pour les ruiner de l’intérieur tout en les faisant revivre facticement pour le tourisme. Il avait fait l'éloge de Ségalen vingt ans auparavant contre le phénomène actuel de la mondialisation qui, en apparence pacifique et souriante, détruit ce Divers et impose un unique mode de vie. Un homme unidimensionnel.

La réflexion de Michel Onfray n’est donc pas encore sortie d’un paradoxe entre un hédonisme réactionnaire (une vie naturelle, en prise avec le Cosmos) et un hédonisme progressiste, tentant vainement de joindre les deux. Si cela a l'air si évident et conforme à la philosophe de Michel Onfray (vivre ce que l'on pense), pourquoi ce dernier ne part-il pas définitivement, comme Ségalen, dans ces îles ?...


Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 24/01/2018 )
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