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Réflexions sur la personnalité multiple
Ian Hacking   L'Âme réécrite - Etude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire
Les empêcheurs de penser en rond 2006 /  19 € - 124.45 ffr. / 541 pages
ISBN : 2-84671-147-X
FORMAT : 14,0cm x 20,5cm

Traduction de Julie Brumberg-Chaumont et Bertrand Revol.

L'auteur du compte rendu: Chercheur au CNRS (Centre d'analyses et de mathématiques sociales - EHESS), Michel Bourdeau a publié divers ouvrages de philosophie de la logique (Pensée symbolique et intuition, PUF; Locus logicus, L'Harmattan) et réédité les conclusions générales du Cours de philosophie positive (Pocket) ainsi que l'Auguste Comte et le positivisime de Stuart Mill (L'Harmattan).

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Professeur d’histoire et de philosophie des concepts scientifiques au Collège de France, Ian Hacking, qui avait enseigné auparavant à Toronto, a déjà derrière lui une œuvre abondante et largement traduite en français. Il y défend une approche assez originale, qui se réclame à la fois de Michel Foucault et de la tradition anglo-saxonne dans laquelle il s’est formé. Elle se caractérise entre autres par une sympathie pour ce qu’on a appelé le constructivisme social (cf. Entre science et réalité : La construction sociale de quoi ?, La Découverte, 2001), école qui souligne que la réalité sociale est construite, qu’elle dépend de nous, et qui de ce fait tend à diluer ladite réalité, à lui contester son statut objectif, pour verser dans un relativisme à la Bruno Latour.

La maladie mentale, qui est en un sens l’objet de ce livre, se prête bien à une telle approche : dans son Histoire de la folie, Foucault ne nous avait-il pas appris que celle-ci était bien une construction sociale, apparue à la fin du moyen-âge avec les nefs des fous ? A la bio-politique de son prédécesseur au Collège de France, Hacking propose d’ajouter une «mémoro-politique». Dans la naissance de la psychiatrie, et plus généralement de la psychologie, nous sommes invités à voir une tentative pour «réécrire l’âme». A la fin du XIXe siècle, ce qui avait été l'un des objets de prédilection de la métaphysique devient l’objet d’une science positive. Or, la clé de cette nouvelle conception se trouve dans la mémoire, comme le montre notamment la place accordée par Freud et ses contemporains aux souvenirs infantiles refoulés. La mémoire se présente sous deux formes, collective et individuelle. Qu’il s’agisse de la colonisation ou du génocide arménien, l’actualité la plus récente est là pour nous rappeler la fâcheuse tendance des hommes politiques à légiférer sur le passé. Mais, comme la publicité donnée depuis peu aux affaires de pédophilie le montre, la mémoire individuelle suscite le même type de passion et de question.

L’argument de l’auteur ne respecte ni l’unité de temps ni l’unité de lieu, puisque la première partie, consacrée au mouvement de la personnalité multiple, se passe autour de 1980 aux USA, alors que la seconde, consacrée à «l’invention de la mémoire», se passe, elle, en Europe, essentiellement en France, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les huit premiers chapitres présentent le mouvement de la personnalité multiple, qui est une de ces innombrables écoles de psychothérapie qui fleurissent de nos jours. On y pose en diagnostic que le patient souffre de personnalité multiple, c’est-à-dire qu’il est habité par des «alters», en nombre parfois astronomique. Ainsi, forte de ce que ce n’est pas elle, mais un de ses alters, qui trompe son mari, une femme adultère pourra lui réclamer une pension alimentaire (p.370). On comprend que le corps médical se soit montré plus que réservé devant de telles pratiques. Le mouvement pour la personnalité multiple est un mouvement populaire, proche des fondamentalistes chrétiens, mais aussi des féministes, et n’a pas hésité à flirter avec le satanisme. Son rapport à la mémoire vient de ce que les troubles sont attribués à des abus subis par le patient pendant son enfance et commis d’ordinaire par certains de ses proches, qui se trouvent ainsi mis en cause, jusque devant les tribunaux. Les familles ont bien sûr réagi et invoquent pour se défendre le «syndrome de la fausse mémoire», allégant que les souvenirs de traumatismes infantiles sont souvent sinon inventés de toutes pièces du moins considérablement déformés.

La lecture de ces deux cents premières pages est passionnante ; passionnante parce qu’atterrante. La psychopathologie, on l’a dit, offre un argument fort en faveur du constructivisme social, puisqu’il y est difficile de faire le partage entre le fonds objectif de la maladie et ce qui relève de la société dans laquelle les symptômes sont observés et décrits. Cela nous vaut un bon développement sur les différents problèmes liés à la classification des maladies ou à leur reconnaissance officielle, par l’OMS ou par les compagnies d’assurance. Ainsi, la personnalité multiple possède ceci de remarquable d’être omniprésente en Amérique du Nord, et absente dans tout le reste du monde (p.27). Mais ce n’est qu’un problème mineur au regard de tous les autres qu’elle pose et le fourre-tout conceptuel qui nous est présenté dépasse l’imagination. Le satanisme n’est pas illégal aux USA ? Qu’à cela ne tienne ! le SRA (Satanic Ritual Abuse) sera rebaptisé Sadistic Ritual Abuse et le tour est joué (pp189-190). On voit bien que la superstructure théorique péniblement édifiée (étiologie, mesure) pour donner un air scientifique à l’entreprise ne sert qu’à dissimuler les vraies questions : qui fera main basse sur la maladie ? qui paiera quoi ? (p.88). Comme le dit Hacking : «Nous avons affaire à un produit, et non à l’art de guérir» (p.195).

Afin d’expliquer comment on a pu en arriver là, la deuxième partie remonte d’un siècle dans le passé, ce qui permet à l’auteur d’exposer et de développer sa thèse. L’enquête prend un tour historique, puisqu’il s’agit de décrire non plus une réalité contemporaine, mais ce qui l’a rendue possible, à savoir la naissance des sciences de la mémoire. Ces sept chapitres se divisent à leur tour en deux groupes. Les cinq premiers (9 à 13) s’en tiennent à l’histoire de la psychiatrie. Depuis la description du cas de Félida par Azam jusqu’à l’élaboration du concept de schizophrénie par Bleuler en passant par Charcot, Freud et Janet, ils retracent les principaux épisodes de l’histoire de ce qui tenait alors lieu de personnalité multiple, à savoir la double personnalité. On y retrouve le phénomène signalé au début : deux langages pour une même expérience, puisque ce qui relevait du somnambulisme sur le continent était décrit comme cas de double conscience de l’autre côté de la Manche (p.240). C’est dans ce contexte que le concept de traumatisme, qui ne s’appliquait jusqu’alors qu’aux chocs physiques, prend un sens psychologique et que, parallèlement, le concept d’accident passe du vocabulaire de la métaphysique à celui du fait divers. Les deux chapitres suivants concluent cette partie et la précédente en présentant la thèse centrale de l’ouvrage. La théorie du souvenir infantile oublié élaborée par les psychiatres repose en effet sur l’existence de la nouvelle science de l'âme (nous disons plus volontiers aujourd’hui : du psychisme, afin d’éviter un mot trop connoté), résultant d’une triple série d’études portant sur les localisations cérébrales (Broca), sur l’usage des statistiques (Ebbinghaus) et sur la psychodynamique (Ribot).

Dans les trois derniers chapitres, c’est le philosophe qui parle. L'auteur se demande tout d’abord si la théorie de la personnalité multiple permet de résoudre certains problèmes traditionnels comme celui de la nature du moi, et répond par la négative. Puis il adopte la démarche inverse et propose, pour comprendre la mémoire, d’utiliser l’analyse philosophique, notamment la distinction entre action et action sous une description, familière aux philosophes analytiques de l’action. En appuyant sur un bouton, j’ai provoqué un court-circuit, privé la ville entière d’électricité pendant toute la nuit, et influé de façon significative sur le chiffre des naissances de l’année. Tout cela, c’est une seule et même action, bouger le doigt, décrite chaque fois en des termes différents. Cette faculté de faire plusieurs choses à la fois, appelée parfois «effet accordéon», est effectivement assez remarquable, peut-être presque trop. Appliqué à la maladie mentale, cela explique que les mêmes phénomènes puissent être décrits tantôt comme transe, tantôt comme somnambulisme, tantôt comme hystérie, tantôt comme personnalité multiple. La mémoire est narrative et les mêmes événements de la vie infantile peuvent être redécrits en des termes différents.

Ce n’est pas ici le lieu de discuter de la thèse de l’ouvrage, qui, avouons-le, ne nous a pas totalement convaincu ; à notre sens, son principal mérite se trouve ailleurs, dans l’éclairage qu’il apporte sur ce qu’on pourrait appeler, en s’inspirant de l’auteur, — qui, faut-il le dire ? ne s’exprime jamais en ces termes — : la construction sociale de la pédophilie dans notre pays. Pas une semaine sans que les journaux télévisés ne nous jettent en pâture une affaire de ce genre. Le phénomène est incontestablement nouveau : il y a quelques années encore, le mot ne figurait pas au Petit Robert, qui ne connaissait que cette pédérastie dont André Gide pouvait, entre les deux guerres, faire publiquement l’éloge. Prendre cette complaisance malsaine pour un progrès de la moralité serait bien naïf et Hacking nous suggère une explication plus vraisemblable. Nous sommes en présence d’un exemple supplémentaire de l’américanisation des mœurs. «Pédophilie» est tout simplement la transposition en français de child abuse, ces abus étant presque sans exception de nature sexuelle. Les phénomènes correspondent bien à ceux décrits dans l’ouvrage : souvenirs dont la véracité est plus que problématique, redescription ou, si l’on préfère, requalification d’actes qui, jusqu’alors, n’étaient dans bien des cas pas jugés répréhensibles. Heureusement, d’autres phénomènes nous ont été épargnés, mais pour combien de temps encore ? La lecture de l’ouvrage pourrait provoquer une prise de conscience, et nous aider à prendre des mesures pour éviter d’en arriver à cette cour des miracles que décrit la première partie.

Il est d’autant plus dommage que la traduction soit émaillée de fautes impardonnables. Ainsi p.181, où les tenants de l’empirisme logique deviennent des «empiristes logiciens», ou encore p.173, où la courbe en cloche de Gauss devient la courbe en forme de colline de Gausse; un tel degré d’ignorance est tout bonnement inadmissible, le traducteur ne comprenant à l’évidence pas ce qu’il traduit. Aux yeux d’un éditeur, tout est bon pour faire parler d’un de ses livres. C’est ainsi que L’Âme réécrite, annoncée comme une nouveauté, est en réalité la reprise pure et simple d’un ouvrage paru en 1998. L’intérêt du livre justifiait sans doute cette petite supercherie; mais un minimum de respect pour le lecteur aurait voulu que l’occasion soit mise à profit pour faire disparaître des perles de ce genre.


Michel Bourdeau
( Mis en ligne le 14/06/2006 )
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