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Heidegger à l'Infini
Philippe Sollers    Collectif   Revue L'Infini - Heidegger : Le danger de l'être
Gallimard - L'Infini 2006 /  15 € - 98.25 ffr. / 256 pages
ISBN : 2070780791
FORMAT : 17,5cm x 22,0cm

L'auteur du compte rendu : agrégé d’histoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure. Il a fait des études d’histoire et de philosophie. Après avoir été assistant à l’Institut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à l’histoire des polémiques autour des origines de l’Etat russe.
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L’année 2006 voit la parution de plusieurs ouvrages collectifs consacrés à l’œuvre de Heidegger. Cette floraison d’hommages due à l’anniversaire du décès du penseur de Fribourg-en-Brisgau aurait eu lieu de toutes façons, en raison de son influence sur la pensée française, qu’il est de bon ton de déplorer aujourd’hui. Mais le livre condamnable d’Emmanuel Faye sur le prétendu nazisme fanatique et obstiné de Heidegger et le battage partisan qui lui a apporté son soutien ont incité une partie de ceux qui ont une connaissance sérieuse de Heidegger à prendre position publiquement sur cette question (comme à chaque réitération du «scandale» depuis 1945) à l’occasion de cet anniversaire. Ces réactions sont de valeur variable pour une compréhension du fond de la question : la meilleure défense est d’articuler analyse historique précise et contextualisée des faits incriminés avec lecture sérieuse de ce que les textes disent de la pensée du professeur Heidegger sur la politique, le peuple, l’Etat, l’Allemagne, l’Europe, l’histoire occidentale, les Grecs et le christianisme, voire (mais ce sujet semble mince chez Heidegger qui n’y voyait pas d’enjeu majeur pour la philosophie) les Juifs ou le judaïsme. Le scandale semble avoir fait «flop» grâce à la rapidité de réponses vigoureuses et courageuses, si l'on en juge par le décalage entre propos privés et prudence attentiste dans des milieux qu’on aurait cru tenus à un devoir d’expertise devant l’opinion. N’était-il pas question d’une subversion nazie de notre enseignement philosophique depuis 60 ans ?

L’ombre de cette actualité plane encore sur ce volume «Heidegger» de la revue L’Infini. On y trouve d’ailleurs le texte, «L’irréprochable», de François Fédier déjà mis en ligne sur le site «Paroles des jours» de Stéphane Zagdanski, absent de ce volume, mais en pointe dans la polémique de 2005 et lui-même publié à L’Infini («Miroir amer», etc.). Gérard Guest, Henri Crétella, Hadrien France-Lanord, Bernard Sichère faisaient partie – comme dans une moindre mesure et tardivement votre serviteur – des contributeurs de ce site. Ce qui ne les empêchaient pas de publier en librairie dans le même temps. Quant à la collection L’Infini, elle a déjà publié Sichère («Le Dieu des écrivains», etc.), Fédier («62 photographies de Heidegger») et… Heidegger («La dévastation et l’attente»). Au-delà de cette «fraternité des armes», il y a des relations plus anciennes d’étudiants à professeurs et de collègues entre les auteurs, dont la traduction et l’étude de l’oeuvre de Heidegger sont le thème prédominant. Ajoutons dans le cas de Guest qu’il s’agit d’un connaisseur reconnu de Wittgenstein, dont la seconde période présente des affinités - de plus en plus évidentes pour les lecteurs attentifs – avec celle de son contemporain allemand.

Le livre s’ouvre avec l’épigraphe du peintre chinois Wang Wei et son commentaire par Gérard Guest : «Au point immobile où tournoie le monde». Puis c’est la traduction (par H. France-Lanord ) du «Péril» de Heidegger («die Gefahr») : une des 4 conférences de Brême prononcée le 1er décembre 1949 (après «La chose», «Le dispositif» et avant «Le tournant»). L’unité de perspective de ces conférences est explicitée par le traducteur dans un commentaire dans les «Notes du traducteur», qui justifient aussi des choix terminologiques toujours un peu délicats s’agissant de la langue d’un philosophe étranger et notamment allemand. On peut ne pas être convaincu par les trouvailles du traducteur dans le vieux-français («Wesen», terme classique signifiant «l’essence», mais correspondant plutôt au «déploiement» devient «l’aître», et la «Wahrnis» généralement tenue pour la «garde» - «la garance»), mais il y a là un débat insoluble entre la volonté de signaler le déplacement sémantique d’un terme classique d’une part et le souci de rester lisible d’autre part. Il est vrai que l’argument d’élégance est relatif et que l’usage et l’habitude peuvent valider ces néologismes et même enrichir et fluidifier le style philosophique français. Il est également vrai que ces traductions ont des arguments : l’aître renvoie à l’idée de présence de ce qui est mort comme corps vivant mais demeure sous une forme dégradée, fantomatique dans le présent (au sens propre médiéval d’ossuaire) et se marie phonétiquement à l’idée d’être (présente dans celle d’essence). Le but est d’unir par ce jeu de mot une idée durative et verbale de l’être à celle historiale d’un déploiement progressif de virtualités «posthumes». En évitant «essence», on signale que «Wesen» se distingue de la distinction scolastique essentia/existentia et de sa survivance dans la pensée moderne. Ces notes sont donc une entrée dans le débat sur le respect de la pensée et donc de la langue d’un philosophe (vieux débat posé à chaque relance de la conceptualité, voir Y. Belaval). Violence inacceptable faite à la langue, patrimoine collectif (allemand et français) ou épreuve de leur richesse et de leur plasticité remarquables ? Tout état de la langue sociale est un moment historique d’une vie faite d’innovations et, à l’époque des académies, de fautes contre l’usage parfois vivifiantes pour la pensée. Mais l’essentiel ici est que le lecteur de bonne foi pourra se faire une idée juste de ce que dit Heidegger dans cette conférence de 1949 qu’E. Faye a qualifiée de «révisionniste».

Peter Trawney, dans «Avis aux Barbares ! Ces Barbares qui tout calculent. Heidegger de l’Allemagne à l’Europe», rappelle que malgré son réel et légitime souci de l’Allemagne après 1918, Heidegger pense l’histoire dans les pas de Hölderlin, qu’il se soucie de l’Europe («l’Occident») comme monde d’un type de pensée, la philosophie et la métaphysique, et que, quelle que soit sa conviction d’un rôle spécial de la pensée allemande depuis Eckhart, Luther, Leibniz et Wolff, sa pensée est de moins en moins suspecte de nationalisme stricto sensu. «Danger, détresse, salut : la pensée de haute mer» de B. Sichère (auteur catholique) revient sur la question du salut et de la place de Dieu. On sait qu’Etre et temps (1927) est athée méthodologiquement. Mais l’ancien étudiant de théologie semble renouer avec des questions de jeunesse dans son dialogue avec Hölderlin. Heidegger défenseur endurant de la possibilité de Dieu ? On ne va pas sur-interpréter le fait que ce dossier consacré à Heidegger soit un numéro de la revue L’Infini, mais ce «hasard» (?) est riche de suggestions, car on a coutume de voir en Heidegger un philosophe non seulement de la finitude mais de l’Ouverture (ou de l’Ouvert, notion empruntée à Rilke) de l’être, approche qui semble participer d’une rupture générale avec la scolastique et sa résurgence «néo-thomiste» (et on sait que Heidegger rompit avec ce qu’il nommait le «système de la philosophie catholique» de sa jeunesse). Or pour le thomisme, l’être est un dispositif ordonné et profondément structuré en étants (des existences) relevant d’essences, dont l’agencement hiérarchique aboutit à «Dieu», «étant suprême» parce qu’il n’est rien d’autre que l’être absolu lui-même, parfait, complet, éternel et aséique (qui est par soi). Or Dieu est l’être infini. Inversement chez Heidegger, l’agencement des causes ne mène pas nécessairement à Dieu. Mais si la philosophie n’est pas la théologie de la révélation, il semble qu’il y ait comme une théologie négative de la présence absente du divin, qui laisse une place pour un Dieu à venir. On pourrait donc se demander si Heidegger est plus source ou instrument du fameux «tournant théologique de la phénoménologie». La bizarrerie est que souvent l’imputation de théologisme mystique vient de phénoménologues husserliens «rationalistes», qui feignent d’oublier que Husserl (Juif converti au luthéranisme) avait défendu un Dieu leibnizien «monade des monades» à la fin de son œuvre ! Sur ce thème on lira également plus loin un texte de Pascal David : «Le Dieu en fin, le Dieu enfin».

Dans «La Politique de la pensée», H. Crétella rappelle utilement que, - mis à part un bref fourvoiement qu’il a publiquement regretté et critiqué longuement dans son analyse du décalage entre nazisme réel et possibilité de révolution nationale socialiste, - le seul engagement chez Heidegger, c’est celui de la pensée. Pensée requise par le déploiement de ce qui se passe dans le présent (à un niveau essentiel, mais qui doit se traduire dans l’expérience et les événements). Que Heidegger ait avoué en 1976 n’être toujours pas démocrate témoigne de son honnêteté foncière et de son exigence de sérieux en philosophie politique, domaine que certains ont le culot de lui reprocher d’avoir oublié ou caricaturé. Comme si penser les défis de la technique planétaire pour la survie de l’humanité (notre pain quotidien !) n’était pas la dimension fondamentale d’une pensée profondément politique. Mais aussi penser est-il une façon de vivre humainement dans la «polis» et poétiquement, au sens noble, c’est politiquement que vit le «berger de l’être». De la même façon, Heidegger ne se sentait-il pas obligé d’écrire un livre d’éthique, quand toute son œuvre est habitée du souci et de la responsabilité d’un avenir (vivable) pour l’humanité ! C’est l’unité des problèmes que pense Heidegger. A l’origine et par la question de l’être, comme il l’a dit lui-même. Les fameux «Chemins qui ne mènent nulle part» («Pas une œuvre, mais des chemins !») sont des recherches ouvertes et préliminaires : il n’y a pas de doctrine achevée et encore moins de manuels de prêt à penser.

Outre le texte «L’irréprochable» ( = ce qu’on ne peut pas reprocher à Heidegger !) de Fédier, le volume contient un texte fort intéressant de G.Guest sur «Le tournant dans l’histoire de l’être» et la notion d’Evénement chez Heidegger et, de Pierre Jacerme, un beau texte : «Le silence d’Hiroschima». Un jugement discutable de H. Crétella sur le Non au référendum européen, quelques longueurs de virtuosité - sollersienne ? (le directeur de la collection !) - et politesses inutiles n’enlèvent pas au volume ses mérites.


Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 19/07/2006 )
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