|
Philosophie |
| Jean-Michel Salanskis Lévinas vivant Les Belles Lettres - L'Arbre de Judée 2007 / 25 € - 163.75 ffr. / 228 pages ISBN : 2-251-78013-0 FORMAT : 15,0cm x 22,5cm
L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez LHarmattan, de La Quête de laltérité dans luvre cinématographique dIngmar Bergman Le cinéma entre immanence et transcendance (2001). Imprimer
Depuis sa mort en 1995, le philosophe Emmanuel Levinas ne cesse de simposer comme une figure intellectuelle «incontournable» tant dans le cercle des spécialistes quauprès du grand public. Les publications relatives à son uvre sont si nombreuses quelles ont elles-mêmes fait lobjet dun ouvrage : Bibliographie dEmmanuel Lévinas : 1905-2006 de Patrick Fabre ! Incontestablement, le penseur de léthique comme «philosophie première» est à la mode. Gloire posthume qui, au firmament de la culture contemporaine, brille avec dautant plus déclat que, de son vivant, lintroducteur de la phénoménologie en France na pas toujours suscité lintérêt que mérite la pensée la plus profonde et, de surcroît, la plus inouïe. Mais sil faut, à lévidence, se réjouir quune philosophie aussi exigeante provoque une effervescence culturelle qui déborde le champ de la réflexion spéculative, lomniprésence de Levinas se révèle ambiguë : souvent réduite à une collection de thèmes comme lAutre, le visage, le pour-autrui, etc., sa pensée tend à légitimer «la morale ambiante» et peut se retrouver enrôlée «au service des causes les plus contestables» (Raphaël Lellouche, Difficile Levinas, Peut-on ne pas être lévinassien ?). Victime de son succès, le lévinassisme populaire risque dapparaître comme une pathétique «mythologie de laltérité» (Frédéric Nef, Quest-ce que la métaphysique ?).
Cest pourquoi, parmi les innombrables textes consacrés à lauteur de Totalité et Infini, il convient de saluer ceux qui, tout en cherchant à exposer de manière pédagogique les questions essentielles de sa pensée, respectent sa rigueur conceptuelle tout comme laudace de son geste qui consiste à trancher sur toute la philosophie occidentale.
Louvrage de Jean-Michel Salanskis, Levinas vivant, relève brillamment ce défi en réussissant à proposer une approche à la fois fidèle et novatrice. En rassemblant les études qui sont à lorigine des sept conférences données lors du premier semestre 2006 dans des colloques dhommage à Levinas, lauteur propose un parcours rigoureux et original qui entend séloigner des commentaires visant à «problématiser» la philosophie lévinassienne. Il sagit, pour tout interprète, dêtre attentif au renouvellement de la conception de la rationalité quintroduit la réflexion du philosophe : pour ce dernier, la signification renvoie en profondeur à la «signifiance» qui sentend et comme commandement et comme Dire, comme motion pré-linguistique enveloppée dans ladresse de tout énoncé, motion de lexposition orientée vers autrui. Dans cette perspective, les instances de la question et du problème perdent leur primauté et doivent se comprendre à la lumière de la dimension de la demande à légard de tout fait de signification et de tout usage sensé du langage. Jean-Michel Salanskis pose ainsi comme exigence méthodologique dentendre préalablement les demandes venant de la pensée de Levinas, pour tenter ensuite de résoudre les problèmes repérés au sein du dispositif conceptuel. Pour ce faire, le livre se déploie en trois grandes sections.
La première partie, qui sintitule «Le noyau éthique», est centrée autour des «fondamentaux» de la réflexion lévinassienne. Le premier essai montre pourquoi et comment Levinas instruit le procès de lEtre à partir dune critique radicale de lontologie. Autrui, depuis la hauteur de son visage, brise la totalité ontologique et fait advenir, par la merveille de son altérité, lautrement quêtre comme signifiance ultime. Létude suivante pose une question à la fois pénétrante et épineuse : Levinas propose-t-il une éthique ou une méta-éthique ? Dans son mouvement de « concrétisation », la démarche lévinassienne refuse de poser la moralité au plan impersonnel et tend à écarter une éthique (par exemple celle de Kant) purement rationnelle pour se tourner vers lunique, vers autrui et ses besoins les plus matériel. Mais, en même temps, lauteur dAutrement quêtre ou au-delà de lessence laisse laction morale indéterminée et ne précise pas ce en quoi consiste «pratiquement» le secours dautrui. Cest en face de chaque visage singulier que nous aurons, à chaque fois, à déterminer ce quest la «matérialité» de la demande. Ce qui revient à considérer la moralité comme une méta-éthique qui se subordonne à léthique à laquelle elle donne lieu : cest léthique en acte qui fonde la méta-éthique, parce que la concrétude morale excède tout dit philosophique.
Après un examen des rapports de Levinas avec la morale kantienne et son «légalisme» rationnel, Jean-Michel Salanskis confronte léthique du pour-autrui aux quatre principes qui, selon Beauchamp et Childress (Principles of Biomedical Ethics, 1989, Oxford University Press), constitue le contenu de lexigence morale. Cette confrontation débouche sur le rôle nodal, dans la pensée lévinassienne, de l«insupportation» de la mort dautrui dans laquelle est rassemblé et depuis laquelle est interprété le contenu de la moralité. La dernière étude de cette section sattache à repenser à nouveaux frais la question, fortement débattue ces dernières années, des délicates relations entre la philosophie de Levinas et le Judaïsme. Lauteur défend lidée que le dialogue entre les voies «occidentale» et «juive» ne doit pas être compris comme un pur dialogue de différences irréductibles et que les deux optiques partagent le principe même de rationalité. Emmanuel Levinas serait laccomplissement vivant dun tel dialogue.
La deuxième partie, «Rationalité lévinassienne», plus technique, nen est pas moins passionnante par sa remarquable rigueur et la nouveauté de ses approches. Elle se subdivise en deux sections, dont la première interroge les rapports entre luniversel et le particulier dans la pensée de Levinas. Les tensions entre ces deux termes, auxquels est ajoutée la notion de singularité, sont analysées successivement en trois lieux de luvre : le commentaire de la phénoménologie des pères fondamentaux ; la métaphysique éthique ; la revendication de la tradition juive. La conclusion de ce parcours est que luniversel ne peut pas être invoqué dans tout ce qui touche à lhumain sans quon en passe par le concret qui le déformalise, à partir de la détermination de lhomme comme lunique le singulier par excellence.
La seconde section développe un problème très peu discuté et pourtant essentiel : celui de lespace dans la réflexion lévinassienne. Cet essai est en même temps loccasion, pour lauteur, de penser les liens de Levinas avec les philosophes français des années soixante et soixante-dix : Althusser, Deleuze, Derrida, Foucauld, Lacan et Lyotard. Jean-Michel Salanskis, contre la thèse derridienne de «Violence et métaphysique» (in LEcriture et la différence) selon laquelle le langage topologique de Levinas maintient son propos dans le champ ontologique, montre avec force que lusage lévinassien de lespace usage proche des mathématiques contemporaines relève dune tradition de linfini et de laltérité, et que sa parole est ainsi parfaitement adéquate à ce quil tente de signifier.
La dernière partie, «Lancien siècle et son futur», ouvre la perspective et, tout en éclairant le vingtième siècle à partir du regard dEmmanuel Levinas qui la traversé, sefforce de tirer de cette vision une promesse du futur. La première étude de cette section envisage la question du pessimisme dans et à partir de la pensée lévinassienne, et cela selon quatre perspectives : lExtermination qui a dominé la vie et luvre de Levinas ; la mortalité de lhomme ; la moralité dans ses rapports avec la réalité, et la déception du politique. Paradoxalement, cet examen conduit à mettre en évidence laffirmation dun «optimisme an-ontologique» : le pessimisme peut être associé au mouvement de base de lexistence qui considère lauto-référence de lêtre aussi bien comme une valeur que comme un fait, tandis que loptimisme lévinassien peut consister en la remise en question éthique de cet enchaînement ontologique.
Lultime essai se propose de déterminer les modalités du développement, en France, dans les années à venir, de philosophies «méritant dêtre qualifiées de lévinassiennes» (p.191). Deux approches de Levinas semblent promises à un bel avenir : les études centrées sur lévolution de la pensée du philosophe et sa logique interne ; celles qui privilégient la confrontation de luvre avec des philosophies qui ne lui sont pas conspatiales ou contemporaines (notamment, autour des problèmes épistémologique et esthétique). Jean-Michel Salanskis repère finalement les domaines dans lesquels le penseur a laissé une trace dans notre philosophie «comparable à celle de la ‛révolution copernicienne» (p.200) : le champ de lontologie ; celui de la subjectivité ; celui de la destitution du politique de sa position référentielle ; celui de la tradition juive ; celui, méthodologique, de la «déformalisation» des questions philosophiques.
En outre, lauteur définit sa propre démarche comme une «ethanalyse», cest-à-dire comme une entreprise philosophique qui se situe dans lhéritage lévinassien eu égard à la compréhension du sens (Jean-Michel Salanskis, Sens et philosophie du sens, 2001, Desclée de Brouwer).
Ainsi, Levinas vivant est un livre qui a le mérite doffrir une exposition aussi claire que précise, en même temps que des approches inédites, de lune des philosophies majeures de notre époque. A la fois synthèse remarquable et parcours original, louvrage sadresse aussi bien au néophyte quau spécialiste. Certes, Emmanuel Levinas occupe le devant de la scène culturelle. Mais comme la pensée authentique doit toujours se méfier des «phénomènes de mode», il est bon, au cur de la confusion herméneutique et après lirremplaçable lecture directe de luvre elle-même de se tourner vers la littérature secondaire véritablement féconde : le Semestre avec Levinas de Jean-Michel Salanskis en constitue un excellent exemple.
Sylvain Roux ( Mis en ligne le 07/02/2007 ) Imprimer | | |
|
|
|
|