L'actualité du livre Vendredi 29 mars 2024
  
 
     
Le Livre
Philosophie  ->  

Notre équipe
Littérature
Essais & documents
Histoire & Sciences sociales
Beaux arts / Beaux livres
Bande dessinée
Jeunesse
Art de vivre
Poches
Sciences, écologie & Médecine
Rayon gay & lesbien
Pour vous abonner au Bulletin de Parutions.com inscrivez votre E-mail
Rechercher un auteur
A B C D E F G H I
J K L M N O P Q R
S T U V W X Y Z
Philosophie  
 

Ethenalyse lévinassienne
Jean-Michel Salanskis   Lévinas vivant
Les Belles Lettres - L'Arbre de Judée 2007 /  25 € - 163.75 ffr. / 228 pages
ISBN : 2-251-78013-0
FORMAT : 15,0cm x 22,5cm

L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez L’Harmattan, de La Quête de l’altérité dans l’œuvre cinématographique d’Ingmar Bergman – Le cinéma entre immanence et transcendance (2001).
Imprimer

Depuis sa mort en 1995, le philosophe Emmanuel Levinas ne cesse de s’imposer comme une figure intellectuelle «incontournable» tant dans le cercle des spécialistes qu’auprès du grand public. Les publications relatives à son œuvre sont si nombreuses qu’elles ont elles-mêmes fait l’objet d’un ouvrage : Bibliographie d’Emmanuel Lévinas : 1905-2006 de Patrick Fabre ! Incontestablement, le penseur de l’éthique comme «philosophie première» est à la mode. Gloire posthume qui, au firmament de la culture contemporaine, brille avec d’autant plus d’éclat que, de son vivant, l’introducteur de la phénoménologie en France n’a pas toujours suscité l’intérêt que mérite la pensée la plus profonde et, de surcroît, la plus inouïe. Mais s’il faut, à l’évidence, se réjouir qu’une philosophie aussi exigeante provoque une effervescence culturelle qui déborde le champ de la réflexion spéculative, l’omniprésence de Levinas se révèle ambiguë : souvent réduite à une collection de thèmes comme l’Autre, le visage, le pour-autrui, etc., sa pensée tend à légitimer «la morale ambiante» et peut se retrouver enrôlée «au service des causes les plus contestables» (Raphaël Lellouche, Difficile Levinas, Peut-on ne pas être lévinassien ?). Victime de son succès, le lévinassisme populaire risque d’apparaître comme une pathétique «mythologie de l’altérité» (Frédéric Nef, Qu’est-ce que la métaphysique ?).

C’est pourquoi, parmi les innombrables textes consacrés à l’auteur de Totalité et Infini, il convient de saluer ceux qui, tout en cherchant à exposer de manière pédagogique les questions essentielles de sa pensée, respectent sa rigueur conceptuelle tout comme l’audace de son geste qui consiste à trancher sur toute la philosophie occidentale.

L’ouvrage de Jean-Michel Salanskis, Levinas vivant, relève brillamment ce défi en réussissant à proposer une approche à la fois fidèle et novatrice. En rassemblant les études qui sont à l’origine des sept conférences données lors du premier semestre 2006 dans des colloques d’hommage à Levinas, l’auteur propose un parcours rigoureux et original qui entend s’éloigner des commentaires visant à «problématiser» la philosophie lévinassienne. Il s’agit, pour tout interprète, d’être attentif au renouvellement de la conception de la rationalité qu’introduit la réflexion du philosophe : pour ce dernier, la signification renvoie en profondeur à la «signifiance» qui s’entend et comme commandement et comme Dire, comme motion pré-linguistique enveloppée dans l’adresse de tout énoncé, motion de l’exposition orientée vers autrui. Dans cette perspective, les instances de la question et du problème perdent leur primauté et doivent se comprendre à la lumière de la dimension de la demande à l’égard de tout fait de signification et de tout usage sensé du langage. Jean-Michel Salanskis pose ainsi comme exigence méthodologique d’entendre préalablement les demandes venant de la pensée de Levinas, pour tenter ensuite de résoudre les problèmes repérés au sein du dispositif conceptuel. Pour ce faire, le livre se déploie en trois grandes sections.

La première partie, qui s’intitule «Le noyau éthique», est centrée autour des «fondamentaux» de la réflexion lévinassienne. Le premier essai montre pourquoi et comment Levinas instruit le procès de l’Etre à partir d’une critique radicale de l’ontologie. Autrui, depuis la hauteur de son visage, brise la totalité ontologique et fait advenir, par la merveille de son altérité, l’autrement qu’être comme signifiance ultime. L’étude suivante pose une question à la fois pénétrante et épineuse : Levinas propose-t-il une éthique ou une méta-éthique ? Dans son mouvement de « concrétisation », la démarche lévinassienne refuse de poser la moralité au plan impersonnel et tend à écarter une éthique (par exemple celle de Kant) purement rationnelle pour se tourner vers l’unique, vers autrui et ses besoins les plus matériel. Mais, en même temps, l’auteur d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence laisse l’action morale indéterminée et ne précise pas ce en quoi consiste «pratiquement» le secours d’autrui. C’est en face de chaque visage singulier que nous aurons, à chaque fois, à déterminer ce qu’est la «matérialité» de la demande. Ce qui revient à considérer la moralité comme une méta-éthique qui se subordonne à l’éthique à laquelle elle donne lieu : c’est l’éthique en acte qui fonde la méta-éthique, parce que la concrétude morale excède tout dit philosophique.

Après un examen des rapports de Levinas avec la morale kantienne et son «légalisme» rationnel, Jean-Michel Salanskis confronte l’éthique du pour-autrui aux quatre principes qui, selon Beauchamp et Childress (Principles of Biomedical Ethics, 1989, Oxford University Press), constitue le contenu de l’exigence morale. Cette confrontation débouche sur le rôle nodal, dans la pensée lévinassienne, de l’«insupportation» de la mort d’autrui dans laquelle est rassemblé et depuis laquelle est interprété le contenu de la moralité. La dernière étude de cette section s’attache à repenser à nouveaux frais la question, fortement débattue ces dernières années, des délicates relations entre la philosophie de Levinas et le Judaïsme. L’auteur défend l’idée que le dialogue entre les voies «occidentale» et «juive» ne doit pas être compris comme un pur dialogue de différences irréductibles et que les deux optiques partagent le principe même de rationalité. Emmanuel Levinas serait l’accomplissement vivant d’un tel dialogue.

La deuxième partie, «Rationalité lévinassienne», plus technique, n’en est pas moins passionnante par sa remarquable rigueur et la nouveauté de ses approches. Elle se subdivise en deux sections, dont la première interroge les rapports entre l’universel et le particulier dans la pensée de Levinas. Les tensions entre ces deux termes, auxquels est ajoutée la notion de singularité, sont analysées successivement en trois lieux de l’œuvre : le commentaire de la phénoménologie des pères fondamentaux ; la métaphysique éthique ; la revendication de la tradition juive. La conclusion de ce parcours est que l’universel ne peut pas être invoqué dans tout ce qui touche à l’humain sans qu’on en passe par le concret qui le déformalise, à partir de la détermination de l’homme comme l’unique – le singulier par excellence.

La seconde section développe un problème très peu discuté et pourtant essentiel : celui de l’espace dans la réflexion lévinassienne. Cet essai est en même temps l’occasion, pour l’auteur, de penser les liens de Levinas avec les philosophes français des années soixante et soixante-dix : Althusser, Deleuze, Derrida, Foucauld, Lacan et Lyotard. Jean-Michel Salanskis, contre la thèse derridienne de «Violence et métaphysique» (in L’Ecriture et la différence) selon laquelle le langage topologique de Levinas maintient son propos dans le champ ontologique, montre avec force que l’usage lévinassien de l’espace – usage proche des mathématiques contemporaines – relève d’une tradition de l’infini et de l’altérité, et que sa parole est ainsi parfaitement adéquate à ce qu’il tente de signifier.

La dernière partie, «L’ancien siècle et son futur», ouvre la perspective et, tout en éclairant le vingtième siècle à partir du regard d’Emmanuel Levinas qui l’a traversé, s’efforce de tirer de cette vision une promesse du futur. La première étude de cette section envisage la question du pessimisme dans et à partir de la pensée lévinassienne, et cela selon quatre perspectives : l’Extermination qui a dominé la vie et l’œuvre de Levinas ; la mortalité de l’homme ; la moralité dans ses rapports avec la réalité, et la déception du politique. Paradoxalement, cet examen conduit à mettre en évidence l’affirmation d’un «optimisme an-ontologique» : le pessimisme peut être associé au mouvement de base de l’existence qui considère l’auto-référence de l’être aussi bien comme une valeur que comme un fait, tandis que l’optimisme lévinassien peut consister en la remise en question éthique de cet enchaînement ontologique.

L’ultime essai se propose de déterminer les modalités du développement, en France, dans les années à venir, de philosophies «méritant d’être qualifiées de lévinassiennes» (p.191). Deux approches de Levinas semblent promises à un bel avenir : les études centrées sur l’évolution de la pensée du philosophe et sa logique interne ; celles qui privilégient la confrontation de l’œuvre avec des philosophies qui ne lui sont pas conspatiales ou contemporaines (notamment, autour des problèmes épistémologique et esthétique). Jean-Michel Salanskis repère finalement les domaines dans lesquels le penseur a laissé une trace dans notre philosophie «comparable à celle de la ‛révolution copernicienne» (p.200) : le champ de l’ontologie ; celui de la subjectivité ; celui de la destitution du politique de sa position référentielle ; celui de la tradition juive ; celui, méthodologique, de la «déformalisation» des questions philosophiques.

En outre, l’auteur définit sa propre démarche comme une «ethanalyse», c’est-à-dire comme une entreprise philosophique qui se situe dans l’héritage lévinassien eu égard à la compréhension du sens (Jean-Michel Salanskis, Sens et philosophie du sens, 2001, Desclée de Brouwer).

Ainsi, Levinas vivant est un livre qui a le mérite d’offrir une exposition aussi claire que précise, en même temps que des approches inédites, de l’une des philosophies majeures de notre époque. A la fois synthèse remarquable et parcours original, l’ouvrage s’adresse aussi bien au néophyte qu’au spécialiste. Certes, Emmanuel Levinas occupe le devant de la scène culturelle. Mais comme la pensée authentique doit toujours se méfier des «phénomènes de mode», il est bon, au cœur de la confusion herméneutique – et après l’irremplaçable lecture directe de l’œuvre elle-même – de se tourner vers la littérature secondaire véritablement féconde : le Semestre avec Levinas de Jean-Michel Salanskis en constitue un excellent exemple.


Sylvain Roux
( Mis en ligne le 07/02/2007 )
Imprimer
 
SOMMAIRE  /  ARCHIVES  /  PLAN DU SITE  /  NOUS ÉCRIRE  

 
  Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024
Site réalisé en 2001 par Afiny
 
livre dvd