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Philosophie |
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Du bourdieusisme appliqué à la philosophie | | | Louis Pinto La Vocation et le métier de philosophe - Pour une sociologie de la philosophie dans la France contemporaine Seuil - Liber 2007 / 22 € - 144.1 ffr. / 307 pages ISBN : 978-2-02-096339-8 FORMAT : 13,0cm x 21,5cm
L'auteur du compte rendu : Juriste, essayiste, docteur en sociologie, Frédéric Delorca a dirigé, aux Editions Le Temps des Cerises, Atlas alternatif : le monde à l'heure de la globalisation impériale (2006). Imprimer
Dans lunivers de la sociologie bourdieusienne, la division des tâches est de rigueur. Depuis deux décennies déjà Louis Pinto y occupe un créneau bien précis : celui du «sociologue des philosophes». Dans ce rôle original autant quingrat (encore que plus facile, et payant en termes de notoriété, que la sociologie des classes populaires ou des professions dotées dune quelconque expertise), lauteur creuse imperturbablement son sillon au fil dune recherche qui fut notamment marquée par la publication des Neveux de Zarathoustra en 1995 (sur les philosophes nietzschéens). Aux éditions du Seuil, il publie maintenant un ouvrage de synthèse dont le titre pastiche celui de Bourdieu et Passeron, Le Métier de sociologue (sans doute pour tracer un parallèle entre les deux professions), avec cependant lajout significatif de la notion de vocation (dont on ne sait sil faut la prendre dans son sens sarkozyen ou weberien
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Les habitués de la prose bourdieusienne reconnaîtront demblée dans ce livre les forces et faiblesses habituelles de son école de pensée. Au chapitre des forces tout dabord, il faut signaler une certaine indépendance desprit, qui pousse à approcher les problèmes dans leur ensemble, sans reculer devant un certain iconoclasme. Ainsi la profession de philosophe est ici abordée à partir de sa composante numérique la plus forte : celle des professeurs de lycée, qui en est la cheville ouvrière mais aussi, Pinto le démontre dune façon convaincante, la fonction la plus structurante tous les philosophes passent par là, et la classe de terminale, avec ses croyances et ses leurres, marque très fortement la tournure desprit de lensemble de la profession, jusquaux titulaires des chaires de la Sorbonne. Cest ce qui fait notamment que les historiens de la discipline restent plus «philosophes» quhistoriens.
Cette force de lapproche bourdieusienne se retrouve aussi dans lintérêt que Pinto attache à létude des copies des élèves, aussi bien les mauvaises que les bonnes, quil utilise pour montrer lidéologie sous-jacente aux principes du classement des valeurs dans lunivers académique. Le regroupement de sujets du bac, décortiqués à grand renfort de statistiques, savère aussi très suggestif pour saisir la manière dont la philosophie définit son propre rôle, ses thèmes de réflexion, en reléguant très largement dans limpensé la légitimité de ce conditionnement scolaire.
Lart sociologique de Pinto culmine et donne toute sa dimension dans la description, à partir dune analyse factorielle de correspondances multiples, dun «espace des positions universitaires» (pp.186 et suiv.), dans la plus pure tradition de son école, qui partage le «champ» entre «pôle savant» et «pôle mondain», «reproduction orthodoxe» et «production hétérodoxe» ; une très belle construction à la lumière de laquelle lauteur peut ensuite classer les universités et les revues, examiner les croyances au fondement de grands «évènements» de la pensée des vingt dernières années comme la polémique autour du passé de Heidegger ou laffaire Sokal, et soffrir le luxe dune lecture «sociologique» de douze leçons de philosophes (parmi lesquels Alquié, de Fontenay, Descombes, Serres, Desanti, Derrida) publiées en 1982, dont il fait, à tort ou à raison, le test de la capacité de sa propre discipline à éclairer les textes philosophiques («Si le pari est réussi, il aura montré que les sociologues sont aussi en mesure de soccuper des "textes"»).
Autre atout de la démarche de Pinto : lhistoricisation de lobjet de létude. Comme limposait ce que Bourdieu appelait le «structuralisme génétique» (une expression en voie de disparition dans le milieu, semble-t-il), la philosophie scolaire est replacée dans le cadre de ses conditions démergence politique : la Troisième république, et sa volonté de tenir à distance aussi bien la religion chrétienne que le positivisme scientifique athée de ce fait la philosophie scolaire française est née néo-kantienne, spiritualiste, individualiste et «morale», ce qui a marqué profondément son devenir dans les générations suivantes. Un regret cependant : tant quà historiciser cet objet, ne fallait-il pas insister davantage, dans le premier tiers du livre, sur ce qui malgré tout change dans les lycées, au cours des années 1960, puis des années 2000. A trop décrire lhéritage du début du XXe siècle, sa prégnance dans les hiérarchies symboliques, ny a-t-il pas un déni partiel dhistoire, que le conservatisme inhérent à la profession étudiée (sa foi en la philosophia perennis) ne peut à lui seul justifier ?
Il résulte de ces deux points forts du bourdieusisme une manière originale de poser les problèmes que les philosophes naiment pas affronter en ce qui les concerne, et des intuitions tout à fait dignes dintérêt, notamment sur la concurrence entre philosophes et journalistes.
Toutefois, on retrouve également, hélas, sous la plume de Pinto, un trait caractéristique de la faiblesse du bourdieusisme : une tendance à dissimuler sous lélégance de la rhétorique (mais une rhétorique hélas de plus en plus stéréotypée, à limitation du discours du maître) les limites argumentatives de la démonstration. Ainsi, est-il légitime, comme le fait lauteur, de définir la doxa dune profession en citant seulement quatre ou cinq déclarations de professeurs de lycée dont les caractéristiques sociologiques ne sont elles-mêmes même pas explicitées ? Peut-on décrire la structure du champ observé à partir de statistiques qui datent du début des années 1970 (pp.37 et suiv.) ?
Prenons par exemple une affirmation du livre concernant les philosophes médiatiques : «On pourrait distinguer, au sein de cette population, des fractions de style et d'intérêts différents. Alors que le pôle moraliste, d'origine plutôt petite bourgeoise, se consacre soit à la quête d'une sagesse pour aujourd'hui (André Comte-Sponville, Michel Onfray) soit à une critique moralisante du présent aux prises avec la démagogie, la lâcheté et le mensonge (Alain Finkielkraut, André Glucksmann), le pôle des théoriciens issus de la grande bourgeoisie (Elisabeth Badinter, François Ewald, Alain Etchegoyen, Bernard-Henry Lévy, Catherine Clément, Régis Debray, Luc Ferry) fait valoir les qualités éminentes de penseurs ou d'experts accoutumés aux vues synthétiques et parfois même soucieux d'efficacité» (p.139). Lénoncé est intéressant. Il place le sociologue au dessus de la mêlée intellectuelle, avec un beau principe de classement qui renvoie les recherches de chacun à leurs conditions sociales de production
Sauf que cette construction savère finalement assez artificielle et mal étayée. Michel Onfray na pas dorigines petites bourgeoises mais ouvrières (son père était ouvrier agricole) ce qui, si lon en croyait les analyses de La Distinction dans les années 1970, était censé créer un fossé en terme de dispositions académiques par rapport à la petite bourgeoisie. André Comte-Sponville a écrit un ouvrage avec Luc Ferry, ce qui ne dénote pas une grande différence dans les centres dintérêt, et relativise leur opposition. On a là typiquement une proposition sociologique, à la fois audacieuse et prometteuse, qui dessine deux pôles, moralisateur et a-moral, articulés en fonction de lhérédité sociale, mais qui, ne reposant que sur onze noms propres, et sans objectivation quantitative des productions citées, est abandonnée au bout de quelques lignes, à létat de simple intuition personnelle sans doute parce que lauteur sait quil na aucun moyen scientifique détayer plus avant les causalités que son classement est censé mettre à jour ; mais alors pourquoi blâmer autant la philosophie dignorer les sciences sociales, si celles-ci ne sont même pas capables de mieux justifier leur propre démarche ?
En outre, signe des temps, la culture universitaire de la note de bas de page qui était aussi une manière de payer sa dette aux prédécesseurs célèbres ou méconnus -, déjà mise à mal dans de nombreuses publications de Pierre Bourdieu, semble se perdre totalement chez ses héritiers. Pinto, qui ne glisse aucune bibliographie dans son ouvrage, sabstient de citer Homo Academicus, un travail pourtant fondateur dans lanalyse des professions universitaires. De même, il omet de préciser que son travail sur les copies du bac trouve un analogue dans le décorticage de celles du concours général, vingt ans plus tôt, par Bourdieu, dans une perspective assez similaire.
Néanmoins, on peut lui en donner acte, lauteur reconnaît lui-même dans son introduction les limites de son exercice : «Lapproche sociologique est provisoire, inachevée, interminable, plongeant le chercheur dans la perplexité lorsquil découvre, par exemple, que, faute de données de qualité/et ou de volume satisfaisants sur tel ou tel point, il doit se contenter de discerner des régularités globales», écrit-il. Aussi malgré les frustrations et les regrets que suscitent certains chapitres, le lecteur nostalgique de la classe de philosophie de terminale, ou intrigué par la place des «intellectuels» dans le débat politique, se consolera-t-il en trouvant dans cet ouvrage matière à réfléchir sur ces curiosités françaises dont la pérennité est loin dêtre gravée dans le marbre.
Frédéric Delorca ( Mis en ligne le 11/01/2008 ) Imprimer
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