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| Erwin Chargaff Le Feu d'Héraclite - Scènes d'une vie devant la nature Viviane Hamy - Mémoires et journaux 2006 / 22 € - 144.1 ffr. / 341 pages ISBN : 2-87858-185-7 FORMAT : 13,0cm x 21,0cm
Préface de Henri Atlan.
Traduction de Chantal Philippe. Imprimer
Les éditions Viviane Hamy ont lexcellente idée déditer louvrage dErwin Chargaff paru aux Etats-Unis en 1978. Le Feu dHéraclite... Ce titre incite déjà à un effort en ce début du XXIe siècle moins familier avec la culture humaniste que ne le fut Erwin Chargaff. Philosophe grec du Ve siècle avant notre ère (mort vers 480 avant JC), Héraclite, dont luvre entière a été perdue et ne subsiste que par citations, misanthrope, est considéré par Hegel comme l'un des pères de la pensée dialectique ; il considérait que le monde est construit de forces contradictoires dont le feu est un principe unificateur.
Né dans lempire autrichien (à Czernowitz, aujourdhui en Ukraine) en 1905, Erwin Chargaff a vécu une petite enfance heureuse dans une famille aimante. Trop jeune pour la première guerre, trop vieux pour la seconde, il a été relativement épargné ; relativement car sa mère a disparu dans les camps en 1943 et son souvenir demeure une plaie ouverte.
Le Feu dHéraclite est un recueil de souvenirs en forme dautobiographie quil écrivit peu après sa retraite de l'Université de Columbia (New York), où il avait effectué toute sa carrière. Depuis 1974, il s'était livré à une activité décrivain et dobservateur pessimiste de lévolution du statut de la science dans les sociétés contemporaines, évolution dont il ne pensait que du mal. «Si jétais plus jeune, comme jaimerais fonder le club des Recouvreurs et Désinventeurs» (p.280). Aucun de ses textes, à lexception du Feu dHéraclite aujourdhui, nest traduit en français, et ses livres épuisés aux Etats Unis ny sont pas réédités ; les éditions les plus accessibles sont en allemand
A une époque où lon édite beaucoup, et beaucoup de textes sans grand intérêt, le silence qui entoure Erwin Chargaff est lié à ses prises de position sévères qui vont à contre courant de lidée générale dun progrès de lhumanité lié aux progrès des sciences, malgré tout.
Pour développer des points de vue hérétiques, Erwin Chargaff nest cependant pas le premier venu. Chimiste, chercheur dans le domaine des acides nucléiques, cest à lui que lon doit davoir établi les «règles de Chargaff», règles de complémentarité ou encore dappariement qui ont mis Watson et Crick sur la voie de la structure en double hélice de lADN. Toutefois, pas plus quà la radiocristallographe Rosalind Franklin dont les travaux constituent lautre pilier des découvertes de Watson et Crick, ceux-ci nont reconnu officiellement leur dette. Une lecture à courte vue de Chargaff peut laisser penser quil sagit dun homme aigri, déçu dêtre demeuré dans lombre tandis que dautres recevaient la lumière du Nobel.
En fait, Erwin Chargaff est dune autre trempe et dun autre siècle. Le Feu dHéraclite montre un homme élevé dans une famille juive autrichienne dans lentre-deux-guerres et nourri du meilleur de la culture occidentale. Polyglotte, comme nombre de ses contemporains, il aime avec passion la langue ; il apprend le danois pour lire Kierkegaard dans le texte, se plonge avec délectation dans Pascal et Knut Hansum, voue toute sa vie une admiration absolue à Karl Kraus. Il découvre et aime langlais («peu de langues se sont révélées aussi robustes que langlais, si clair et concis dans toute sa richesse, si souple, si résistant.» - p.79), et porte le deuil de sa langue maternelle («Lassassinat de ma mère et de la langue maternelle vont de pair, ils ont produit les mêmes cendres.» - p.278). On retrouve chez lui les préoccupations de Steiner ou encore de Canetti, et une nostalgie voisine de celle de Stefan Zweig pour «le monde dhier». Ses remarques sur la langue et sa perversion par des régimes barbares nous renvoient aussi à Victor Klemperer (LTI) : «Il existe des liens mystérieux entre le cerveau et la langue, et linsensibilité, la brutalité avec lesquelles on lemploie aujourdhui comme si elle nétait quun outil commode pour communiquer avec des clients, le plus court chemin du producteur malin au consommateur naïf, me sont toujours apparues comme le signe avant-coureur dune bestialisation naissante» (p.45).
Chassé par la crise économique, Erwin Chargaff est arrivé une première fois aux Etats-Unis pour occuper un poste de chercheur à Yale (1928/1930) ; il raconte avec humour ce premier contact difficile (il commence par quelques jours dincarcération à Ellis Island
). Revenu en Europe, il passe par Paris puis Berlin quil quitte à la fin de lannée 1933. Il se fixe désormais définitivement aux Etats-Unis, à New York, et Columbia où il effectuera toutes ses recherches. Il y meurt en 2002 à 97 ans. Il a médiocrement apprécié les Etats-Unis même sil reconnaît la liberté qui lui a été offerte (p.297), mais la société américaine était trop éloignée de sa culture pétrie dhumanisme occidental ; somme toute, il porte sur son pays daccueil un regard assez voisin de celui que lon prête à Einstein dans une formule sans doute apocryphe : les Etats-Unis sont le rare exemple dune société ayant évolué de la barbarie à la décadence sans passer par la civilisation... Erwin Chargaff se fait en effet lâpre défenseur de la civilisation, les chapitres de son ouvrage en sont autant de clins dil : «Fièvre de la raison», «Plus fou et plus sage», «Le soleil et la mort» : trois parties pour 38 chapitres aux titres ironiques, nostalgiques ou poétiques («Pas dHercule, pas de croisée des chemins», «Une famille heureuse et ses membres moins heureux», «Des allumettes pour Erostrate», «Le grand magasin du savoir»
).
Pour avoir été toute sa vie biochimiste, alors que cette science se reconstruisait et sinventait profondément, Erwin Chargaff mesure le poids de ses propos lorsquil affirme : «Ma vie a été marquée par deux découvertes scientifiques inquiétantes : la fission de l'atome et l'élucidation de la chimie de l'hérédité. Dans un cas comme dans l'autre, c'est un noyau qui a été maltraité ; celui de l'atome et celui de la cellule. Dans un cas comme dans l'autre, j'ai le sentiment que la science a franchi une limite devant laquelle elle aurait dû reculer.» Toute une partie de son texte analyse ces limites franchies et les risques à venir. Ses propos sans complaisance sétendent aussi au monde des scientifiques quil accuse davoir renoncé, pour des raisons entre autres financières, à lanalyse de la nature ; évolution qui se traduit par un morcellement de plus en plus grand des disciplines, lié à l'impossibilité pour un esprit dembrasser désormais lensemble des sciences. Le temps de lhumanisme est révolu, souvre lère des catastrophes
Le Feu dHéraclite est un texte passionnant que lon peut lire à plusieurs niveaux : les mémoires dun homme du XXe siècle, la réflexion dun scientifique philosophe, les souvenirs dun européen nourri au meilleur dune culture millénaire, les angoisses du chercheur face aux conséquences de ses travaux. Ce serait un contresens de le réduire aux commentaires atrabilaires dun scientifique en quête de reconnaissance. Tout lecteur intéressé par lhistoire de la science au XXe siècle ou simplement par litinéraire dun témoin qui a traversé le siècle précédent, armé dun regard acéré, doit y trouver son bonheur sans partage
Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 12/07/2006 ) Imprimer | | |
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