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Epreuves
Jean-Pierre  Milovanoff   L'Offrande sauvage
Grasset 1999 /  2.68 € -  17.56 ffr. / 262 pages
ISBN : 2-246-58161-3
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Parce qu'il consent à suivre ses élans intérieurs au détriment de la voie ouverte par ses capacités intellectuelles, Jean Narcisse Ephraïm Marie Bénito s'expose au hasard. Aux coups du sort qui l'empêchent de réaliser ce à quoi il semble promis : le destin d'un Hannibal, éléphantesque conquérant des Alpes. Chacun s'appesantit à l'envi sur ce qu'il aurait pu faire. Sur ce qu'il rêvait d'amener au jour naissant. Pour le héros du dernier roman de Milovanoff, l'existence est sans cesse contrariée par de tragiques changements de direction. Une existence gâchée.

Les aléas de la fortune, Jean s'y trouve soumis dès sa naissance et ne cessera de les côtoyer jusqu'au vieil âge où plus rien n'est fixe, hormis le boulet du passé qu'on traîne derrière soi. Enfant trouvé dans la neige dans un village montagnard en hiver 1919, opportunément adopté par un fermier aussi riche que bourru, Bienvenu Jardre, Jean dispose rapidement des cinq prénoms que lui attribue le curé de Col-de-Varèse, en même temps qu'il développe un extraordinaire don pour l'observation et les études. Mais plus que tout le fascinent l'atmosphère et l'isolement de la montagne. Les couleurs qui chavirent les rétines. Les odeurs qui constituent la première mémoire. Et les proches de Bienvenu dans la Maison-haute, écrin privilégié de l'enfance et de l'adolescence: Armand, le régisseur fidèle, Lise, la gouvernante trop rapidement disparue et sa troublante remplaçante, la jeune Eliana, achetée à un maquignon.

Mais cinq prénoms ne sauraient assurer la promesse d'autant de vies offertes au jeune homme. Une seule lui suffira, à vrai dire : celle où, refusant la prêtrise qui l'attend, il privilégie ses nouveaux amis russes. S'éprend de Thélonia, prostituée croisée au hasard et assassinée quelques jours plus tard par son souteneur. Premier coup du sort. Dans ces conditions, "où trouver des forces pour résister ? Sur quoi prendre appui, sinon sur ce don que la nature nous a fait il y a longtemps : l'instinct de vie qui est passé à travers les plantes et les animaux sans se perdre, et qui nous a été confié dès le berceau pour tenir tête au froid, au vent, à la nuit et aux prédateurs? L'offrande sauvage".

C'est que cette vie est aussi celle du retour, seul, à Varèse, des retrouvailles avec Bienvenu et les senteurs jamais évanouies. Des plaisirs simples par delà la brume du regret et la soif de vengeance. Par delà la furie des hommes et la guerre qui point. Après sa participation à la campagne de Norvège, la rentrée au pays en juin 1940 scelle pour Jean le deuxième coup du sort. Celui qui vient le frapper en lui ravissant les êtres aimés et saccager sa joie de vivre. Ce malheur dont à proprement parler il ne "reviendra" pas. Que peut-on devenir lorsque l'instinct de conservation se mue en fardeau ? La vie elle-même en supplice ? Peu à peu se perd le parcours de l'enfant prodige de la montagne, sable d'un désarroi existentiel ravagé par l'écume des souvenirs.

Après Le Maître des paons (prix Goncourt des lycéens en 1997), Jean-Pierre MiIovanoff met en scène l'histoire bouleversante de cet homme dont le destin est de gâcher le don qu'il a reçu. De raturer son propre destin en somme. Prodigieuse descente dans le malheur qui, malgré la propension des hommes à la guerre, contraste dans le récit avec cinquante ans de progrès technologique et d'ouverture au monde. Tel Albert le souteneur qui remonte en sens inverse la file des réfugiés de l'exode de 1940 pour profiter des biens abandonnés, Jean Narcisse Ephraïm Marie Bénito jette son existence à contre-courant : en exilé de l'amour et du bonheur, il délaisse finalement les mots et les choses matérielles, illusion de la jeunesse croyant qu'on peut tout signifier et posséder, pour leur préférer le suaire du silence et la sempiternelle pérégrination. Un roman magnifique, superbement écrit, qui exprime avec la plus grande justesse, loin de la frénésie du compte à rebours contemporaine, que "l'âme ne compte pas en jours, mais en épreuves".


Frédéric Grolleau
( Mis en ligne le 15/09/1999 )
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