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La mémoire fragmentée
Georges  Perec   Romans et récits
L.G.F - Pochothèque 2002 /  3.51 € -  23 ffr. / 1440 pages
ISBN : 2-253-13262-4

Sous la direction de Bernard Magné
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Georges Perec a disparu depuis vingt ans. On se souvient pourtant de ses textes envahissant la table de chevet, dévorés à plat ventre sur le lit. On s'y plongera encore une fois, entre rire et émotion. On tentera de pénétrer le casse-tête de cette oeuvre riche. Tel le Bartlebooth de La Vie mode d'emploi passant vingt ans à reconstituer les cinq cents puzzles des cinq cents aquarelles qu'il avait réalisées dans cinq cents ports différents.

Vingt ans déjà. Sous la direction de Bernard Magné, le Livre de Poche réédite à cette occasion tous les écrits romanesques de Perec publiés de son vivant : Les Choses, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, Un homme qui dort, La Disparition, Les Revenentes, La Vie mode d'emploi, Un cabinet d'amateur et Un Voyage d'hiver.

À la relecture de ces histoires courtes ou longues, tristes ou gaies, nous mettrons à jour des nomenclatures et des catalogues, des répertoires et des inventaires. Dans La Vie mode d'emploi, Perec dénombra une clé à douilles à 8 pans, 2 cache-pots cylindriques en raphia tressé, une secte de 3 Hommes Libres, 60 coupoles d'argent, 813 cannes, 8 000 mots oubliés, etc. Fascination du pluriel, peur de l'unicité signifiées de manière singulière avec ce personnage et sa contradictoire collection d'unica, objets n'existant qu'en un seul exemplaire.

Perec pourchassait l'impossible exhaustivité : objets dans Les Choses ; index de procédés littéraires malicieusement inachevé dans Quel petit vélo... ; composition d'un attirail narratif sans E dans La Disparition (produit paradoxal "dont plus d'un n'a pas vu l'alarmant tissu, ni n'a conçu un soupçon sur l'insistant carcan qui constituait sa loi d'inspiration", comme s'amusa à l'écrire Jean-Yves Pouilloux dans la revue l'Arc de février 1990) ; rÉpertoirE dE syntagmEs parÉs dE cEttE voyEllE avEc LEs RevEnEntEs, etc.

Il énumérait des références, truffait ses textes de citations parfois modifiées, pratiquait le clin d'oeil. Si La Vie mode d'emploi ne compte pas 100 chapitres mais 99, la faute en reviendrait à cette gamine représentée sur une vieille boîte à biscuits qui mord dans un coin de petit-beurre, tel un carré amputé. Certes. Hommage aussi à Queneau, auquel l'ouvrage est dédié, dont les Exercices de style sont constitués de 99 chapitres. Perec pratiquait également l'autoréférence en forme de boucles : La Disparition "commence comme une traduction sans E de Un homme qui dort", La Vie mode d'emploi utilise "des éléments venus de presque tous mes autres textes". Il s'imposait une foule de contraintes littéraires établies en une mathématique de l'absurde, telle que celle révélée dans le passionnant Cahier des charges de La Vie mode d'emploi (Éditions Zulma/CNRS, 1993).

Mais ne nous méprenons pas : son ambition n'était pas de coller un scénario sur un vocabulaire, des listes de listes, des souvenirs ou d'extravagantes consignes d'ateliers d'écriture. Il s'agissait, comme le remarqua Paul Otchakovsky-Laurens, de "mettre ces morceaux de réalité ou d'humanité, ou encore d'intimité, en condition puis en demeure de raconter les histoires qu'ils détiennent". Il s'agissait aussi de nommer l'indicible tout en l'enfouissant au plus profond du texte. Ainsi en est-il de la permanence des chiffres 11 et 43, de ces diagonales de lettres qui descendent de droite à gauche. Les chiffres disent la mort de la mère de Perec officiellement décédée le 11 février 1943 à Auschwitz, la diagonale est celle du regard lisant un texte en hébreu ou en yiddish.

Derrière les jeux formels, les images enchâssées et les histoires encastrées, l'hommage aux parents disparus dont l'une des multiples traces est La Disparition, ouvrage sans "Eux". Derrière le badinage et l'érudition, derrière des romans et récits composés à coups d'exigences folles, une mémoire cryptée. Parce que, écrivait Flaubert, "le seul moyen de supporter l'existence, c'est de s'étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle".


Alain Korkos
( Mis en ligne le 30/04/2002 )
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