L'actualité du livre
Littératureet Romans & Nouvelles  

Soudain, j’ai entendu la voix de l’eau
de Hiromi Kawakami
Philippe Picquier 2016 /  18,50 €- 121.18  ffr. / 213 pages
ISBN : 978-2-8097-1206-3
FORMAT : 13,0 cm × 20,5 cm

Elisabeth Suetsugu (Traducteur)

Dans la lande blanche

Une femme retrouve la maison familiale, ses bruits, ses odeurs, ses ambiances, ses petits défauts, et en parcourt les pièces, première étape avant de s’y installer de nouveau. Une scène banale, qui en précède d’autres : une nuit allongée près d’un homme aimé, à contempler sa nuque, un moment de cuisine avec une mère disparue, la visite d’un ami de la famille toujours généreux… Autant de «madeleines proustiennes» disposées ça et là, qui tracent, progressivement, un portrait de famille impressionniste, une histoire.

Il y a déjà là quelque chose de très subtil, dans cette manière, poétique, et poétiquement traduite (il faut saluer le travail de la traductrice qui a su rendre cette ambiance si singulière), de découvrir des vies, de se les approprier. Miyako vit donc dans la maison de ses parents, des marchands de papiers aisés. Et elle se remémore la vie en famille… mais quelle famille ? Car se cachent, on le saisit rapidement, des tabous, des non dits, des secrets : pourquoi cette jeune femme vit-elle presque maritalement avec son frère, Ryô, aimé, adoré ? Quel était exactement le couple de ses parents ? Et qui était ce Takeji, qui venait si souvent dans la famille, au point de se comporter comme un père de substitution ? Qui sont finalement les vrais parents de cette femme qui se cherche ?

Au hasard des souvenirs, des rêves, des conversations, des objets aussi, Miyako retrace une histoire familiale moins évidente, moins «normale» qu’il n’y paraît. Un grand-père partagé entre deux vies, un père qui fait de même, des histoires qui se répètent, de génération en génération, et le regard curieux, interrogateur d’une petite fille, puis d’une femme, sur cette famille si baroque.

Les amateurs d’intrigues subtiles et poétiques apprécieront ce roman tout en nuances : on pénètre peu à peu dans la vie de Miyako comme dans sa maison, on découvre, par quelques réflexions, quelques confessions, une réalité bien plus complexe qu’au premier abord. On parcourt des paysages d’une âme, cette «lande blanche» de la vie, aux côtés d’un frère aimé (mais comment ?), d’une mère étrange et adulée, d’un père fantomatique… Et puis il y a les amis, et leur regard à la fois solidaire et mystérieux. Chaque chapitre offre une révélation, sous une forme ou une autre, un rêve, une discussion, des questions… et l’impression de normalité s’estompe au fur et à mesure que l’on entre dans l’histoire de cette famille, une histoire qui se confond avec celle de Tokyo, depuis la guerre jusqu’à l’attentat de la secte Aum.

Écrit d’une plume légère, le texte pèse pourtant d’une densité inattendue, tant le lecteur, comme Miyako, se débat entre ses questions, ses impressions, pour essayer de comprendre. Une sorte d’enquête non pas policière mais familiale et émotionnelle, dans un monde où les non-dits relèvent de la politesse et de l’art de vivre en société. Un roman à la fois très japonais et qui parle merveilleusement de l’intime et de la retenue. Une initiation à cette esthétique japonaise chantée naguère par Tanizaki (Eloge de l’ombre). Et donc un beau roman…

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 11/11/2016 )
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