L'actualité du livre
Littératureet Poésie & théâtre  

Pour une terre possible
de Jean Sénac
Seuil - Points 2013 /  7.90 €- 51.75  ffr. / 320 pages
ISBN : 978-2-7578-3714-6
FORMAT : 10,8 cm × 17,7 cm

Hamid Nacer-Khodja (Annotateur)

Dans le fil de Rimbaud et de Char

On a présenté ici la biographie de B. Mazo sur Jean Sénac (1926-1973), parue pour le quarantième anniversaire de l’assassinat du poète. Sort au même moment chez Points Pour une terre possible, édition établie et présentée par Hamid Nacer-Khodja, ami fidèle de Sénac, poète lui-même, essayiste et professeur à l’université. La courte préface introduit rapidement mais suffisamment à ces poèmes dont l’écriture s’échelonne sur deux décennies. Ce volume (déjà sorti chez Marsa en 1999) complète les œuvres qui avaient paru chez Actes Sud en 1999. Les amateurs de poésie feraient bien de se le procurer pendant qu’il en est temps. Avec la bénédiction posthume de René Char !

C’est en effet avec la double caution illustre de Camus (éditeur chez Gallimard) et Char (préfacier) que l’encore jeune Sénac (28 ans déjà) publia en 1954 son premier recueil ; en 1968, la même maison publiera également Avant-corps. Comme le signale B. Mazo, Gallimard et les grandes maisons françaises firent preuve d’une certaine frilosité, sans doute politique, devant l’œuvre de Sénac, qui publia pour cette raison dans des maisons plus artisanales, comme chez l’ex-Résistant Subervie (gloire à lui !) à Rodez. D’où la relative difficulté de trouver aujourd’hui des éditions de l’œuvre de Sénac, qui pourtant - fait à relever - ne fut jamais publié qu’en France métropolitaine.

Poète, cela voulait dire pour Jean Sénac être un vivant témoin, un voyant du meilleur avenir – d’une «terre possible», vivable - et une voix pour nommer les choses, chanter l’amour et le désir, célébrer le mystère du monde. Mais aussi donner la parole aux humiliés et aux méprisés, leur rendre leur dignité pleinement humaine et leur droit de cité. Vocation humaine, morale et politique de la poésie ! Formé à la tradition lyrique, épique et visionnaire du républicain romantique Hugo, Français, Européen et philanthrope, Sénac en a gardé un certain souffle au service de l’idéal de la France généreuse des idéaux de la Révolution, qu’il mettra au service de l’Algérie nouvelle, en fils de l’universalisme de l’école républicaine laïque gratuite obligatoire : fils émancipé de sa lecture colonialiste ! Sénac a aussi très tôt senti sa parenté avec Verlaine et Rimbaud, les anti-conformistes errants, homosexuels de la Commune, les in-intégrables de l’ordre social bourgeois et de ses systèmes rangés, viveurs aux amours immorales. Et le rapprochait de Verlaine (et d’un autre héros de sa jeunesse, Guillaume Apollinaire, encore méconnu dans l’Entre-deux-guerres) un rapport complexe au catholicisme de sa jeunesse, fait de tendances mystiques, de sensualité et de sensibilité à la beauté et à la souffrance, que n’assouvissait pas le gris rationalisme utilitaire de l’âge «moderne».

Sénac fait partie de cette génération qui remet en question la théorie poétique des formes traditionnelles de la versification : il est vrai que le processus remonte déjà à Rimbaud en France, mais malgré Apollinaire, un certain néo-classicisme revient en force avec (le grand !) Paul Valéry. Pour la forme, Sénac adopte le poème en prose et théorise le Corps poème ou «Corpoème» (dernières pages du recueil), dont on admirera l’illustration brillante dans Marches d’Hélios, où l’influence féconde, croisée, de Rimbaud et Char (le Char des Feuillets d’Hypnos) est visible.

Si l'on passe en revue rapidement les thèmes de Sénac, l’unité en est claire : l’amour de l’Algérie, mère-patrie solaire et méditerranéenne (on invite le lecteur à se plonger à ce sujet dans l’œuvre trop oubliée d’un autre Algérien, Gabriel Audisio). Il y a les éléments, l’eau, la terre, l’air, la lumière : la base et le cadre naturels, les paysages, la campagne avec ses arbres, la plage et la mer ! Ces paysages sont aussi artificiels et historiques : Alger, Oran, la ville et ses rues. Mais cette Algérie, c’est avant tout celle d’un peuple que Sénac voudrait uni par-delà les différences en communauté de destin ! Et sans nier les différences raciales, culturelles et linguistiques, Sénac exalte les richesses réelles et possibles de ce monde. Il en célèbre les dialogues, les rencontres et les métissages possibles et souhaitables, faisant de lui-même un pont (il aimait à s’imaginer, lui le descendant d’Espagnol, fils de l’Andalousie tolérante, déjà multiculturelle et multiethnique).

Sénac assume son désir homosexuel dans l’Algérie de ce temps : amateur de garçons des plages d’Alger, dont il disait qu’il faudrait débaptiser la moitié des rues si l’on voulait en effacer l’histoire homosexuelle ! Et Sénac lui chante l’éros masculin sans timidité, comme dans ce poème sans équivoque sur l’objet du désir, les lieux de ses rencontres et les jeux risqués de la séduction : «Dans cet océan sombre où pousse la tulipe / Tu mords mes lèvres, moi tes lippes / Je les emporte vers une plage secrète. // Je te caresse sous ton slip / Tu lâches dans ma main tous les oiseaux-phénix / Que le soleil de Mai sur ta chair brune jette. // Ô mon fou que le sable épais / Couvre de ses rubis et que la mer dénude ! / Mon poulain bis qui tourne, et rude, / Attache ma course à son pied. // Le jour n’est pas si loin où, sur le boulevard,/ De mensonge et de miel j’ai composé ton chiffre, / Mais le tambour d’émoi a surpris notre fifre / Et pris à mon lasso, tu rues dans les brancards» (14).

Ces vers superbes ne sont pas les seuls à glorifier l’amour des jeunes hommes. Ainsi lit-on dans Plage : «Queue de taureau flamme d’archange / une image nous dérange / avant le vin de l’été. // Est-ce un cœur est-ce un galet / que les obstacles ravissent / et sur ton sein qui frémit / est-ce le diss ou l’orvet // (…) Queue de taureau phare des ports / une image me délivre / de la prouesse des livres // au bout des cils / une cuisse / au bout de l’ongle / l’éternité». Et tant pis pour les père-la-morale de l’Algérie «nouvelle» : le poète ne renoncera pas à sa liberté, malgré les insultes et les crachats. Il revendique même son infamie, son hérésie face à l’idéologie nationaliste puritaine du vrai mâle post-colonial: «Maudit trahi traqué / Je suis l’ordure de ce peuple / Le pédé l’étranger le pauvre le / Ferment de discorde et de subversion, / Chassé de tout lieu toute page / Où se trouve votre belle nation / Je suis sur vos langues l’écharde / Et la tumeur à vos talons. // (…)» (Citoyens de laideur).

Mais Sénac n’écrit pas, on le voit, seulement pour plaider la cause de ses mœurs ! Il s’agit de préparer une patrie épanouie, fière d’elle-même, délivrée des blessures et des rancunes de la colonisation et de la guerre coloniale. Et c’est donc à la jeunesse que Sénac s’adresse en priorité, en citoyen, presque en père fondateur : «Jeunes gens de mon pays,/ J’écris pour vous dans l’avenir / Vous qui viendrez, libérés de la colère des ancêtres». Pour que les jeunes Algériens soient des citoyens de beauté et non de laideur. Et il les encourage, comme les Français, à voir plus large, moins provincial, à l’échelle du monde et de l’Histoire : dans un esprit révolutionnaire. Si Sénac admire Lorca, qui osait tenir une rose à la main, ce n’est pas seulement parce qu’il périt victime de l’homophobie militariste, mais parce qu’il mourut de son refus du fascisme. S’il admire Walt Whitman, c’est le poète démocrate de la libération des esclaves et des Noirs. D’où le salut, typique de l’époque, à Cuba l’île socialiste du métissage, et la formulation arabo-andalouse : Salam Hermanos ! La paix soit avec Cuba. «De roses nocturnes et de blé / Tel est notre chant pour saluer Cuba. / Un peuple s’est levé / à peine une gousse d’ail, un grain de maïs, / Face à l’énorme potentiel du crime / Et voici que sa parole, / Ardente et claire – paysanne ! / Impose à tout l’orchestre, à la machination / Sa petite musique de liberté (…). Il y a des années de cela (des siècles !)…».

Actualité anti-impérialiste de Sénac ? Mémoire d’une époque tragique d’espérances, fidélité à l’utopie libératrice, poésie-action pour la réaliser, au risque du sacrifice. Ainsi fut Sénac, ainsi reste-t-il.

Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 10/02/2014 )
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