L'actualité du livre
Pocheset Littérature  

Spooner
de Pete Dexter
Seuil - Points 2012 /  8.30 €- 54.37  ffr. / 571 pages
ISBN : 978-2-7578-2793-2
FORMAT : 11cm x 18cm

Première publication française en février 2011 (L'Olivier)

Traduction d'Olivier Deparis


Beau-père

«Warren Whitlowe Spooner, 2,270 kg, cinquante-trois heures rien que pour franchir le portillon… apparu les pieds devant et de la couleur d’une aubergine, le cordon ombilical entouré autour du cou, tel un petit homme nu précipité dans l’autre monde par la trappe d’un gibet… il suivait de peu un jumeau physiquement plus avenant, Clifford, qui ne survécut pas à l’accouchement».

Nous sommes en décembre 1956 à Milledgeville, Géorgie, et pour le héros éponyme du roman de Pete Dexter, la vie démarre sous de bien mauvais auspices. Veuve peu après ce «funeste accouchement», sa mère, Lily, se retrouve seule avec Spooner et Margaret, son aînée de six mois. Encline à l’auto-apitoiement, la jeune femme se réfugie avec une certaine délectation dans sa condition d’asthmatique névrosée et ne cache pas à son fils qu’elle lui préfère à jamais le jumeau disparu.

Cette indifférence hostile et le fait d’être considéré comme une perpétuelle source de tourments explique sans doute le développement chez le petit Spooner de comportements ingérables et d’une personnalité pour le moins instable. Ses mensonges et tours pendables pourraient parfois rappeler le Tom Sawyer de Mark Twain si ne s’y ajoutait une dimension plus inquiétante. De fait, il ne s’agit pas forcément pour Spooner de perturber ou de se rebeller contre le monde adulte mais de laisser s’exprimer une attirance incontrôlable pour l’autodestruction.

Heureusement qu’entre bientôt en scène Calmer Ottosson, un ancien officier de marine renvoyé de l’armée suite à un épisode d’une absurdité hilarante, et qui débarque à Milledgeville pour repartir de zéro. «L’homme qui devait devenir le père de Spooner fit son apparition en juillet, vers la fin du mois. Ce ne fut pas une intrusion soudaine - Spooner ne conserva aucun souvenir d’une première rencontre. Du jour au lendemain, il se retrouva simplement à faire partie du décor…»

Animé du besoin de se rendre utile et pétri d’altruisme, Calmer devient très vite pour le petit garçon bien plus qu’un élément du décor. Le lien qui se tisse et se renforce au fil des années sert de fil conducteur au roman. Où que soit Spooner et quoi qu’il fasse, Calmer l’ange-gardien veille mais sa mission rédemptrice s’avère parsemée d’embûches.

Si Pete Dexter refuse que son livre soit qualifié d’autobiographie, il avoue avoir utilisé des éléments et des personnages tirés de sa propre vie. De nombreux faits bien connus de la biographie du romancier américain se retrouvent en effet dans le roman. L’enfance en Géorgie rurale et raciste, les débuts chaotiques dans la vie professionnelle et privée, la reconnaissance en tant que journaliste à Philadelphie, le second mariage heureux et la paternité ou encore la passion pour la boxe.

Et puis l’épisode déterminant du règlement de comptes après une chronique écrite en 1981 par Dexter sur le deal dans un quartier de Philadelphie, dans lequel il fait le lien entre la mort d’un jeune garçon et sa consommation de drogues sans que cela soit prouvé par l’enquête. La famille et les copains s’indignent, Dexter refuse de modifier son texte, part s’expliquer avec la partie adverse et finit sur le trottoir, brisé de partout. Les mois de rééducation qui suivent l’amènent au choix de se consacrer à l’écriture sur une petite île au large de Seattle.

Spooner connaît une trajectoire similaire et traverse les mêmes épreuves. Cependant Dexter brouille ingénieusement les pistes entre la trame des faits bruts et la fiction finale mais il ne s’éloigne jamais de sa ligne directrice. Ce roman, qu’il a mis plusieurs années à écrire, se lit d’abord comme un vibrant hommage à son beau-père, mort trop tôt pour que le romancier puisse lui exprimer son immense gratitude ; Spooner lui permet de régler sa dette et de rêver une issue moins brutale.

Reconnu pour la qualité de ses romans noirs et la causticité de leur critique sociale, récompensé par le prestigieux National Book Award en 1988 pour Paris Trout (Cotton Point en français), Dexter livre ici un ouvrage moins engagé mais sauvagement débridé et d’un humour dévastateur. À son image comme à celle de son double de fiction.

Florence Bee
( Mis en ligne le 30/03/2012 )
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