L'actualité du livre
Bande dessinéeet Chroniques - Autobiographie  

Groenland Manhattan
de Chloé Cruchaudet
Delcourt - Mirages 2008 /  16.50 €- 108.08  ffr. / 128 pages
ISBN : 978-2-7560-0967-4
FORMAT : 20x26,5 cm

Déracinés

Le dix-neuvième siècle vit ses dernières heures et avec lui, les grandes conquêtes et les expéditions lointaines. Robert Peary part régulièrement dans les étendues glacées de l’Arctique, dans l’espoir d’être le premier à aller planter son petit drapeau américain au Pôle Nord. Cette fois encore, il touche au but, mais est finalement contraint de revenir au pays, emportant toutefois sur son bateau quelques souvenirs : une grosse météorite… et cinq Inuits, arrachés à leur terre natale pour être étudiés par les grands esprits et exhibés au public. Très vite, les choses tournent mal et quatre Esquimaux succombent à la tuberculose. Seul survit Minik, un jeune garçon de six ans, orphelin de parents et de son pays. Hébergé par le conservateur du musée d’histoire naturelle, Minik va alors apprendre la langue, découvrir le « confort à l’américaine » et les drôles de traditions locales, jusqu’au jour où un dramatique événement lui fera prendre conscience de sa situation de déraciné, le poussant dès lors à vouloir retourner chez les siens à n’importe quel prix. Mais qui peut dire quel accueil réservera-t-on à cet expatrié revenu d’on ne sait où ?

Chloé Cruchaudet propose ici un album très réussi, adapté de la véritable histoire de Minik, enlevé à son pays, acclimaté à une autre vie, puis oublié de tous. Le récit ne joue toutefois jamais la carte du mélodrame attendu, déjouant habilement les clichés et dénouant les grosses ficelles. Ainsi, la façon dont le plus naturellement du monde, sans usage de la force, Minik et les siens sont embarqués sur le bateau en route vers New York reste assez confondante. On perçoit là toute la personnalité de Peary – et l’état d’esprit d’alors - pas forcément un méchant, mais plus obnubilé par sa conquête du pôle que par les sentiments d’autrui. Sans réfléchir à l’avenir ni aux conséquences de son geste, l’explorateur scelle donc des destins avec une déconcertante légèreté, et une responsabilité déplacée. Un acte qui prend encore plus d’impact lorsque - très beau moment suspendu - Peary croise dans un pesant silence Minik devenu jeune adulte.
Tout le livre, parfaitement écrit et qui, intelligemment, s’autorise des moments de légèreté et d’humour, montre ainsi bien la pensée des Occidentaux de l’époque, scientifiques et notables au « bon cœur », incapables de racisme puisque, évidemment, ces êtres venus du froid sont inférieurs et sous-évolués.
Par petites touches, et refusant toujours toute pointe de manichéisme (plus que bourreaux, les Américains apparaissent le plus souvent juste ridicules et tristement dépassés), la dessinatrice montre bien les apparences d’une adaptation réussie au pays, des dommages du déracinement et du difficile retour chez soi. On retiendra aussi toute l’humilité et la pudeur de Minik, petit garçon courageux et malin, mais brisé par les événements, un personnage très fort.

Graphiquement, Chloé Cruchaudet fait preuve d’une belle maîtrise, baignant son livre dans une jolie ambiance un peu froide et mélancolique : les bleus tirent au vert, les roses sont violets, subtil décalage des teintes qui donne à l’ensemble une lumière singulière, une impression vaporeuse d’un drame lointain. Se dévoile ici une certaine carte rétro, comme dans un illustré de l’époque, façon Little Nemo ou Yellow Kid.

Un très beau livre donc, offrant un récit plein de charme et d’émotion.

Alexis Laballery
( Mis en ligne le 07/04/2008 )
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