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L’Algérie indépendante : l’ambassade de Jean-Marcel Jeanneney - (juillet 1962-janvier 1963)
de Anne Liskenne
Armand Colin 2015 /  28 €- 183.4  ffr. / 288 pages
ISBN : 978-2-200-60057-0
FORMAT : 15,5 cm × 23,5 cm

Jean-Noël Jeanneney (Préfacier)

L'auteur du compte rendu : Archiviste-paléographe, docteur habilité de l'université de Paris I, Thierry Sarmant est conservateur en chef au Service historique de la Défense. Spécialiste de l'histoire de l'Etat, il a publié en dernier lieu une biographie de Louis XIV, Louis XIV homme et roi (Tallandier, 2012) et 1715 : la France et le monde (Perrin, 2014).


Histoire d’une ''défrancisation''

Le 19 mars 2016, les monuments publics ont été pavoisés en France pour célébrer le cinquante-quatrième anniversaire des accords d’Evian du 19 mars 1962. Le livre d’Anne Liskenne démontre que, suivant l’expression populaire, «il n’y a pas de quoi pavoiser».

Les accords d’Evian mettaient en effet en place les conditions de l’indépendance d’une Algérie «coopérant avec la France». C’est dans cette Algérie nouvelle que Jean-Marcel Jeanneney, ancien ministre de l’Industrie et du Commerce, est le premier ambassadeur de la République française. Entouré d’une solide équipe – 600 personnes à l’ambassade – ayant autorité en dernier ressort sur les troupes, encouragé à entretenir des rapports directs avec le général de Gaulle, Jeanneney semble bénéficier de solides atouts pour mettre en œuvre les accords.

Il n’en sera rien. Il se révèle vite que les Algériens considèrent les accords d’Evian comme un simple chiffon de papier. Les biens des «Pieds-Noirs» sont pillés, réquisitionnés ou confisqués ; monuments aux morts, cimetières et églises sont profanés ; la cathédrale d’Alger est convertie en mosquée. Massacres et enlèvements d’Européens et de harkis se succèdent (plus d’un millier de Français de souche européenne disparus après juillet 1962). Le pays est pendant plusieurs mois en proie à l’anarchie. À la fin août, la moitié de la population européenne du Grand Alger a fui pour la métropole. Sur l’année, ce sont 800 000 Français qui quittent l’Algérie.

Cette «défrancisation», suivant l’expression de l’ambassadeur lui-même, procède d’un mouvement populaire spontané de revanche après cent-trente années d’humiliation et de spoliation. Elle résulte aussi d’une volonté bien arrêtée de la nouvelle classe dirigeante qui nourrit à l’égard de l’ancien colonisateur une solide hostilité. «Les hommes qui ont pris en main l’Algérie nouvelle, écrit Jeanneney, sont en majorité des paysans ou des prolétaires. Ils n’ont que peu de liens et aucune affinité avec la bourgeoisie administrative qui s’était développée pendant les années de la colonisation et qui, dans d’autres circonstances, aurait peut-être pu nous succéder sans heurt».

Le général de Gaulle, qui ne pense qu’au «dégagement», ne croit pas davantage à la valeur des actes signés le 19 mars 1962 : «A divers moments, on a pu s’attacher à des mythes, maintenant les réalités profondes apparaissent ; la principale est l’incompatibilité de la présence côte à côte des Français et des Algériens ; c’est ce qui explique et justifie ce que j’ai appelé le dégagement. Cette incompatibilité a été masquée tant que les Français avaient la force pour eux et que les Algériens leur fournissaient des esclaves, des travailleurs et des cireurs de bottes […] Pour ce qui est de l’immigration algérienne, ‘ça suffit comme ça’, il ne faut pas que nous nous trouvions envahis. Là-dessus il n’y a pas d’accords d’Evian qui tiennent» (entretien avec Jean-Marcel Jeanneney du 16 novembre 1962). De Gaulle n’attend des Algériens que quelques concessions précises : sauvegarde des intérêts pétroliers, maintien de la base de Mers el-Kébir, essais nucléaires au Sahara. En dépit de la nullité effective des accords d’Evian, l’aide financière et technique est maintenue, pour garantir ces concessions et éviter que l’Algérie ne passe sous l’influence du bloc de l’Est.

Devant la rapidité de la «défrancisation», Jean-Marcel Jeanneney ne peut que constater son impuissance. Anne Liskenne publie les principaux actes de son ambassade, qui témoignent autant de ses qualités d’observateur que du peu de prise qu’il a sur les événements. Il est rappelé au bout de six mois, plus ou moins désavoué par un gouvernement dont il n’a fait qu’appliquer la politique. Dans le même temps, dix mille travailleurs algériens arrivent chaque mois en France. C’est en ces années d’effondrement de l’«Algérie française» que se met en place la malédiction de l’Algérie nouvelle, prise dans une contradiction insoluble entre son rejet affiché de l’héritage français et la perpétuation, par l’immigration, d’un lien étroit de dépendance à l’égard de l’ancienne métropole.

Thierry Sarmant
( Mis en ligne le 30/03/2016 )
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