L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Histoire Générale  

L'Aventure occidentale - Modernité et globalisation
de Paul Claval
Sciences Humaines Editions 2016 /  15 €- 98.25  ffr. / 167 pages
ISBN : 978-2-36106-386-3
FORMAT : 14,0 cm × 22,0 cm

L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen.

Un géographe engagé

Professeur honoraire de la Sorbonne, géographe français mondialement connu et reconnu, spécialiste de nombreux domaines tels que les régions, l’urbanisme (les villes nouvelles, les métropoles, etc), les transports, l’économie, mais aussi l’épistémologie et l’histoire de sa discipline, Paul Claval nous a donné une œuvre abondante et publie régulièrement, avec une curiosité insatiable, un enthousiasme permanent devant la connaissance et un sens pédagogique jamais démenti. Ces dernières années, nous avons signalé plusieurs parutions de cet auteur prolifique ; signalons aussi des titres que nous n’avons pas eu le temps alors de recenser, mais tout à fait dignes d’attention, tels que Penser le monde en géographe : 60 ans de réflexion (L’Harmattan).

Cet automne, P. Claval nous offrait un parcours, assez rapide mais méthodique, des liens historiques et logiques qui unissent la modernité et la globalisation. Ces deux phénomènes sont d’origine occidentale et s’ils se déploient à partir des Grandes Découvertes du 16ème siècle pour l’essentiel, ils trouvent leurs fondements plus profonds dans l’histoire intellectuelle et mentale de l’Europe, dans la longue durée des mutations culturelles de l’Occident depuis les origines gréco-romaines et chrétiennes d’une civilisation dynamique, malgré le ralentissement apparent du «Moyen âge». Car si la Renaissance du 15ème et du 16ème siècles est indéniablement la cause directe d’une accélération de l’histoire et de bouleversements mondiaux lancés par les Européens, pas toujours consciemment d’ailleurs, il ne faudrait pas oublier qu’il y a eu des renaissances qui à chaque fois en redécouvrant l’antiquité ont apporté un élément de nouveauté.

Pour retracer cette histoire et tisser les liens, Paul Claval s’appuie avec assurance et maîtrise sur une littérature scientifique connue et sérieuse. Rappelons que Claval est de la génération de l’Ecole des Annales et de l’EHESS des «Sciences de l’Homme», qu’il a lu dès sa formation de géographe les historiens (F. Braudel, E. Leroi Ladurie), et notamment ceux des religions, mais aussi les économistes, les sociologues, les anthropologues, mais aussi les politistes et les philosophes, surtout quand ils s’intéressaient à l’histoire et à la société, et cela dans une perspective comparatiste et de «synthèse». Il nous semble sur la base de ses écrits autobiographiques comme de ce dernier ouvrage que la ligne de Claval pourrait être définie à cet égard par une proximité avec Raymond Aron et peut-être Jürgen Habermas en philosophie, avec Raymond Barre en économie. Peut-être pourrait-on regretter l’absence de grands noms qui ont illustré la thématisation de l’Occident dans l’histoire et de son rôle dans la mondialisation : au-delà d’Habermas, les «pessimistes» marxisants de l’Ecole de Francfort, Adorno et Horkheimer, ou encore le sociologue théologien Jacques Ellul.

Les choix de Paul Claval semble révélateur de son optimisme prudent : partisan de la construction européenne, de l’économie sociale de marché, de la démocratie libérale, critique de la souveraineté nationale (porteuse de guerres finalement mondiales) et de ce que Cassirer aurait appelé «mythe de l’Etat» (risquant de déboucher sur le totalitarisme), Paul Claval retient cependant de l’histoire occidentale un noyau permanent qui reste valable : l’utopie de la bonne société bien organisée, efficace et productive, mais respectueuse de la vie humaine la plus libre possible ; bref, la conciliation de la rationalité instrumentale et de la raison pratique néokantienne d’un libéralisme ne se limitant pas à un individualisme égoïste ni à un économisme productiviste ; il déplore surtout que ce bon héritage de l’occident, mis en œuvre dans l’Union européenne, ait été trop lent à saisir les enjeux de l’écologie et à remédier au manque de souci de l’environnement ; relativisant la crise de l’Euro, il constate la crise de l’Union européenne, trop marchande et financière, pas assez sociale et politique. Il lui reconnaît cependant des mérites incomparables : la coopération et la paix, une prospérité remarquable et un encouragement aux échanges culturels. Paul Claval a donc écarté, inconsciemment peut-être, les prophètes de mauvais augure.

C’est pourquoi aussi Paul Claval assume un certain «occidentalisme», comme aurait dit l’intelligentsia russe du 19ème siècle, une certaine téléologie occidentaliste, dont l’Europe aura été le berceau, le point de départ et une origine encore féconde. Lieu de formation de la rationalité méthodique consciente d’elle-même, avec sa capacité permanente aux révolutions scientifiques et techniques, lieu de la critique et de l’autocritique pouvant empêcher la démesure d’une raison devenue folle, lieu des droits de l’Homme, l’Europe est encore malgré ses folies du 20ème siècle un espace politique exemplaire, gardant de l’Etat l’idée d’un ordre utile et d’une organisation efficace, mais libéral et délivré depuis 1945 des excès nationalistes. Un modèle où l’Etat laisse exister l’économie efficace en la contrôlant et la société pluraliste, multiconfessionnelle, et plus multiculturelle aussi. Mais justement cette aire de paix et de prospérité, qu’on dénigre trop par manque de recul sur l’état du monde, est nourrie de tolérance humaniste et de valeurs cosmopolites, elle a perdu son arrogance impériale et son ethnocentrisme colonial : elle sait qu’elle participe à un monde complexe, multipolaire, où elle incarne une sorte de perfection humaine, mais sans agressivité ni mépris pour les autres cultures qui l’ont aidée à se définir tout au long de son histoire et qui nourrissent un métissage utile.

Et par là on peut voir en ce livre une dimension politique, bien qu’il se présente en première apparence comme un ouvrage de spécialiste scientifique neutre. Vision irénique ? Manque de sens du tragique ? Excès de confiance dans la construction européenne depuis 1950 et de foi dans l’Europe au 21ème siècle ? Patriotisme européen naïf malgré tout ? On parlait de néokantisme ; mais parfois on pense en lisant Paul Claval à une proximité avec le Husserl des années trente, de «la crise de la conscience européenne et la phénoménologie transcendantale». Comme si la crise avait été surmontée, à la question écologique près (notre espace vital, notre monde de la vie au sens biologique).

La conclusion est d’ailleurs explicite sur l’engagement de Paul Claval dans son époque. Et il n’est pas inutile de rappeler que tout savant en sciences humaines et sociales, s’il doit appliquer loyalement et rigoureusement les méthodes de la discipline et s’appuyer sur des faits nombreux et pertinents, doit finalement aussi expliciter ses positions, ses hypothèses et problématiques qui sont non seulement des positionnements théoriques savants, relevant de débats de la science, mais aussi finalement des choix ou des engagements philosophico-politiques. Comme disait Raymond Aron, on ne peut pas demander à un savant d’être purement objectif en ces domaines, mais on doit exiger de lui qu’il soit loyal sur ses a priori, cohérent et honnête intellectuellement. Telle est la praxis de l’universitaire. On pourrait dire de Paul Claval comme on disait de Raymond Aron qu’il aura été en ses jugements un «observateur engagé».

Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 25/01/2017 )
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