| Richard Millet Brumes de cimmérie - & Le Sommeil sur les cendres
- Richard Millet, Brumes de cimmérie, Gallimard (Blanche), Janvier 2010, 134 p., 13,50 , ISBN : 978-2-07-012810-5
- Richard Millet, Le Sommeil sur les cendres, Gallimard (Blanche), Janvier 2010, 155 p., 13,90 , ISBN : 978-2-07-012809-9 Imprimer
Gageons que Richard Millet, dont le christianisme ne récuse pas la poésie des signes, ne serait pas insensible à ceci quOvide, dans le onzième livre de ses Métamorphoses, place lantre du Sommeil dans les flancs caverneux dune montagne «proche du pays des Cimmériens». «Jamais Phébus, poursuit le poète, ni à son lever, ni au milieu de sa course, ny peut faire pénétrer ses rayons ; de sombres brouillards sy dégagent de la terre ; il y règne une lumière douteuse comme celle du crépuscule». Latmosphère de ce nid du Sommeil, cest en tous points celle dans quoi trempent ces deux livres, Brumes de Cimmérie et Le Sommeil sur les Cendres. Ovide, en outre, allonge au pied de la couche du Sommeil, la horde des «Songes chimériques», assoupie jusquau tomber du jour
Or, de Chimères, les songes de Richard Millet regorgent, qui rebuteront sans doute les avaleurs de «concret» et les férus de «vécu», leurs orifices sensoriels peinant dordinaire à percer la gangue de plastique qui enrobe jusquà la moindre poussière de cette terre naguère habitable, cest-à-dire habitée.
Richard Millet est un barbare : de cela, il a fait une démonstration assez nette, peu soucieuse dhygiène «démocratique et citoyenne», dans sa Confession négative, récit de guerre civile enroulé dans une spirale outrageusement littéraire, romanesque et violente, qui montrait quaprès la morale en littérature, et après la littérature amorale, il y avait peut-être encore quelque chose à chercher, qui se consumerait dinconcevable innocence. Brumes de Cimmérie est un récit, Le Sommeil sur les cendres, un roman. Entamant la lecture du premier, nous nous convainquions que ces deux étiquettes - roman, récit - navaient dambition que dêtre les panneaux autoroutiers dautomobilistes de la lecture désireux de nêtre pas demblée désorientés ; quau bout du compte, nous aurions peu ou prou de récit et de roman, mais avant tout du Richard Millet et du Richard Millet et tant mieux ! Nous navions quen partie raison
Le récit de Brumes de Cimmérie se déploie autour dun un séjour de Richard Millet au Liban, en 1997 ; Liban dont on sait quil est un des pôles de la «mythologie noire» (Brumes, p.26) de lécrivain, un autre de ces pôles étant le village de Siom, dans la montagne limousine. Au Liban, lécrivain aspire à joindre la ville de Jezzine, et lenfant quil y fut. Hélas, larmée israélienne en bloque laccès : cest pourtant grâce à elle, en quelque sorte, que sécrira le livre, car lécrivain, avant de parvenir à obtenir un laissez-passer pour Jezzine, cheminera dans le Liban, mémoire où saniment disparus et anciens dieux. Byblos, la source dAqfa : pour Millet, ces noms, loin davoir le charme des buccins, des harpes ou des flûtes, ont des lamentations dépaves et des remugles de mort. Les brumes cimmériennes se gorgent des hantises de lécrivain et le poussent auprès des tombeaux, des mausolées et des ruines, non pas comme quelque touriste pressé de sortir des sentiers battus et se repaître dauthentique, mais comme un homme désireux de se soumettre à ses propres sortilèges, à des invocations. Fils obscur de Josué, il voudrait arrêter la course du soleil, non pas au zénith, mais au crépuscule, pour quenfin le Temps se rétracte ! Quenfin une seconde se dilate dinfini, autorisant les vivants à placer leur main dans celle des morts, les fils à toucher celle des pères, afin que se transmette
quoi, au juste ? une parole
Sans doute, il y a là un mystère, obscur ou absurde, pour qui, jeune encore, et sélançant dans la vie, se soucie peu de ce qui semble éteint
Le roman Le Sommeil sur les cendres déploie en vérité une puissance supérieure, emplie deffroi. Une jeune Libanaise chassée par la guerre arrive en pays de Siom, dans le Limousin. Au Rat. Un lieu-dit. Dans ce nom de Rat, dans ce nom quon sapprête à habiter, un nom qui va, en réalité, habiter la jeune Libanaise, la ronger ; dans ce nom de Rat donc, se condense lesthétique de Millet. Le Rat. Une maison nommée Le Rat. À mot atroce, chose atroce ! Car il y a des choses bienveillantes «à cause de la beauté de leur nom» (Sommeil, p.97) et des choses que leur nom rend hideuses. Mauvaises. Le Rat. Non pas Les Cyprès, Les Rossignols ou Les Bleuets, non
Le Rat. La jeune Libanaise, Nada, flanquée des deux enfants de sa sur, est accueillie par une vieille femme, sphinx à longs cheveux gris : Madame Razel. Razel : un nom dont la sonorité fait couiner, grogner encore cet infâme Rat, mais surtout est-ce voulu ? un nom qui est lanagramme dAzraël, archange de la mort
À cela sajoute que la jeune femme et les enfants ont été amenés de la gare au Rat par un Léon qui, tel le cocher de Dracula, sefface dans lombre pour ne plus réapparaître. Quest-ce que cette jeune Libanaise, au juste ? À vrai dire, ce nest pas enlever à lincarnation brisée de ce personnage-narrateur que de reconnaître en lui un net avatar de lécrivain, tant le rythme de lécriture de Richard Millet, sa syntaxe aux incidentes en cascade, aux locutions récurrentes, est singulier, et empêche toute désolidarisation entre lécrivain et son personnage. À ce degré de singularité stylistique, impossible décrire je pour un autre ! Et puis la jeune Libanaise est une revenante, étant de retour de la guerre, semblable en cela à lécrivain, autrefois.
Sans délai, dans ce Sommeil sur les cendres, nous tombons au fond dune sorte de cachot psychique, dans les frayeurs excessives dun esprit éventré par le trouble, une âme qui nen finit plus de sécorcher contre lindéfinissable de ses propres cauchemars. Il faut dire quau Rat, les enfants paraissent des adultes, se déplacent à la façon des sorciers, sourient comme des bourreaux (en mignons probablement initiés aux mystères du lieu par Mme Razel, la momie glacée), et la maison est flanquée de rien moins quun cimetière animal, un tombeau et un puits qui bée sur linsondable. Tout cela maison hantée, cimetière, enfants maléfiques évoque, de façon superficielle, un frisson à la Stephen King, ou quelque imitation de Lovecraft. Pourquoi pas, après tout ? Mais dans cette teinte fantastique, pas doutrance, pas de fausse trouvaille
La reine, cest langoisse, suant partout, pure, gémissante ; et lesprit sort de ses gonds ! «[Je ne] me trouvais nulle part, dans cette maison hors du temps, entre des ombres indéfinissables et une peur que je ne parvenais pas à maîtriser» (Sommeil, p.95). Angoisse que suspendent des prostrations bestiales, des sommeils à la torpeur vampirique, prodigués par le jour et menant au crépuscule, cette lucarne sur larrière-monde, ainsi quaux cauchemars éveillés de linsomnie. Langoisse transpire de tout êtres, objets, nourriture , à tel point que la bakélite noire dun vieux téléphone rayonne dun froid denfer et quune cuvette de toilettes, au bout dun hideux couloir senfonçant derrière un rideau cramoisi aurevillien, charrie, gueule ouverte sur le neuvième cercle de lenfer, des plaintes doutre-tombe
Pour Millet, le prosaïque rejoint la métaphysique : le monde, comme loignon et lail qui lui répugnent au suprême, est essentiellement quelque chose qui pue. Qui pue la mort.
La tête de Nada, et son corps, et le Rat, tout cela nest alors plus que sabbat de spectres, folie glacée, rythmés dépouvantables échappées nocturnes au cours desquelles la jeune femme se vide les tripes, se soulage, au propre et au figuré dans la maison, dans le jardin, dans les buissons, partout. Le ventre, coupe de lesprit, est angoisse pure, et chier, et vomir, cest encore affronter des forces innommables
«ma noirceur, ma solitude, ma folie» (Sommeil, p.22). Véritablement, cest un pandémonium dans quoi nous fait descendre ce Sommeil et cela par la grâce dune syntaxe non pas folle mais dune précision maniaque, dénuée daucun artifice vain, ordonnant surprises, secousses et chutes, dune violence sèche , et cest une noirceur telle, une perturbation si abrutissante, dune tension si aride, que la moindre lueur de bonté tombe sur le lecteur comme une goutte deau fraîche sur la langue dun crevant de soif
On ne respire jamais dans ce roman qui nest que cri dangoisse et dérèglement pathologique des sensations
La jeune Libanaise, elle, nest que ventre et que gosier, un gosier doù sourd le cri des disparus, un gosier que la langue française même échoue à rafraîchir. Car la langue française, dans les livres de Millet, est comme une statue de saint que lon prie dintercéder auprès de puissances obscures, et qui échoue à sauver. Qui échoue lamentablement à dire précisément ce qui ne peut lêtre, ce trop sombre pour être dit : «La langue nest pas un monde ; elle est le monde, avec son jour et sa nuit, son silence et sa rumeur, et les espaces où elle se perd et se nie, nous laissant alors nus devant la bouche du mal».
Que se passe-t-il entre ses deux livres, Brumes de Cimmérie et Le Sommeil sur la cendre ? Un bal de spectres : parents de lécrivain et anciens habitants de Siom, ces derniers gîtant dans le froid du Rat. Ces spectres transitent dans les corridors du temps : translations dâmes errantes, des tombeaux royaux de Byblos au Rat, et du Rat à Jezzine ! Ces morts, ces perdus, quelle langue parlent-ils ? Aucune, mais leur voix est «la voix même de la disparition» (Sommeil, p.54). Danciens mondes sécroulent
«Jignorais que vivre, écrit Millet, cest susciter des revenants avec lesquels tenter des transactions presque toujours infructueuses» (Sommeil, p.132). Éthique ténébreuse ? cest la sienne. Reste que Richard Millet hisse son écriture, en la creusant, à un degré de pureté impressionnant malgré cette coquetterie, parfois agaçante, qui consiste à refuser tout ce qui semble un cliché. Les circonvolutions de la phrase de lécrivain pointent vers lil mort de toute langue : lindéfinissable, «[
] lindéfinissable, qui devenait un nom de ma propre peur, de ma faiblesse, de mon humiliation, de mon incapacité à tolérer certains lieux, certaines personnes [
]» (Sommeil, pp.71-72). Une écriture qui sincarne à mesure que lécrivain désire, nous dit-il, se résoudre à nêtre rien : troublante transfusion de sève !
Jean-Baptiste Fichet ( Mis en ligne le 18/01/2010 ) Imprimer
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