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Littérature -> Romans & Nouvelles |
| Arnaud Rykner Le Wagon Rouergue - La Brune 2010 / 15 € - 98.25 ffr. / 144 pages ISBN : 978-2812601637
L'auteur du compte rendu : Françoise Poulet est une ancienne élève de l'École Normale Supérieure de Lyon. Agrégée de lettres modernes, elle est actuellement ATER à lUniversité dAvignon et prépare une thèse sur les représentations de l'extravagance dans le roman et le théâtre des années 1630-1650, sous la direction de Dominique Moncond'huy. Imprimer
Malgré le temps écoulé depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la littérature ayant pour sujet lholocauste, la Shoah et lhorreur des camps de concentration, ne sest pas tarie, signe que le devoir de mémoire se poursuit et quil y a toujours de nouvelles choses à dire et à apprendre sur cette page de lhistoire. Toutefois, dans ce corpus, les textes qui se sont focalisés sur le seul voyage de déportation, sans prendre en compte son avant et son après, sont moins nombreux. Arnaud Rykner, dans son dernier livre, intitulé Le Wagon, se lance dans le terrible récit de ce huis clos paradoxalement mobile, de cette prison sur rails qui, pendant plus de trois jours, à partir du 2 juillet 1944, dans des conditions de chaleur atroce, emporta plus de deux mille hommes de Compiègne vers Dachau.
Le récit de ce cauchemar est fait par un jeune homme de 22 ans, juif résistant, capturé dans les derniers temps de la guerre, alors que le débarquement de Normandie a déjà eu lieu. Pendant les trois longs jours que dure le voyage, le temps de la narration tente de se superposer au temps intérieur vécu par celui-ci, ainsi quà la lente déchéance que subissent les occupants du wagon : de la bestialité à la totale déshumanisation, du sursaut de solidarité à la perte de soi-même. Ces hommes (le convoi ne contient ni femmes ni enfants) sont soumis à une expérience infernale denfermement, pendant laquelle survit paradoxalement toujours «lespèce humaine».
Lanonymat du narrateur sexplique par le fait que son nom na plus dimportance : il portait un faux patronyme lors de son arrestation et son expérience est partagée par ceux qui lentourent. Toutefois, ce trait nous renvoie également à louvrage précédent de lauteur, Enfants perdus, où labsence didentité de «lenfant» évoqué entraînait le même dépassement du cas particulier vers lexpérience commune du passage à lâge adulte. Arnaud Rykner présente Le Wagon comme un livre perceptible de manière sous-jacente sous les précédents : en effet, lhistoire dEnfants perdus avait pour arrière-plan lointain, mais toujours obsédant, le débarquement de Normandie et la violence qui avait habité ces plages au cours de cette année-là.
Avec ses traits décriture récurrents qui permettent de reconnaître son style (phrases courtes, souvent nominales, narration par bribes et notations), Arnaud Rykner affronte cette fois-ci de plein fouet la violence de la guerre. Le projet de son livre sinscrit dans le débat, aussi vieux que la littérature elle-même, qui oppose le vrai au vraisemblable : un historien, que lauteur mentionne, a déjà écrit un ouvrage sur ce convoi du 2 juillet 1944, à partir de témoignages de rescapés et de faits historiques (Christian Bernadac, Le Train de la mort, Paris, Éditions France-Empire, 1973). Mais le projet dArnaud Rykner est autre, parce quil est dabord subjectif : lhistoire personnelle de lauteur étant liée à ce convoi, il est nécessaire pour lui den faire le récit, de mettre des mots sur ce qui fait partie de son passé. Pourtant, comme il lexplique dans les premières pages de son livre, il a conscience de se lancer dans une «chose obscène» (p.13), de braver un interdit, dans la mesure où, né en 1966, il ressent un manque de légitimité : est-il vraiment autorisé à parler à la place de ceux qui étaient dans le convoi ? Cette expérience, qui appartient au domaine de lindicible, de linénarrable, nest-elle pas fermée à ceux qui ne lont pas subie ?
Arnaud Rykner compose un récit à partir dune histoire véritable, mais qui est aussi nécessairement inventé, fictif, et seulement vraisemblable. Or, dans ce cas, le vraisemblable est inexorablement en-deçà du vrai, car le vrai nest absolument pas vraisemblable : lauteur ne peut quimaginer ; or, tout ce qui a été vécu dans ce train se situe au-delà de limaginable. Ces questions, longtemps débattues dans lhistoire de la littérature, retrouvent une acuité nouvelle à mesure que lépoque de la Deuxième Guerre mondiale séloigne : elles sont par ailleurs régulièrement soulevées lorsque paraît une uvre sur le sujet.
La conscience qua eue lauteur de braver un interdit est perceptible dans lécriture du Wagon : dans le choix des images, ou encore dans le récit des émotions ressenties par le narrateur, transparaît une certaine prudence, des hésitations dues aux précautions prises. Toutefois, Arnaud Rykner réussit quand même ce projet difficile de nous faire sentir, à nous qui ne lavons pas vécue, la noirceur à jamais inscrite dans lhistoire de cette barbarie humaine.
Françoise Poulet ( Mis en ligne le 10/09/2010 ) Imprimer
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