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Le rythme, le chemin, les dates | | | Gabriel Matzneff Les Emiles de Gab la Rafale Léo Scheer 2010 / 20 € - 131 ffr. / 368 pages ISBN : 978-2-7561-0264-1 FORMAT : 13,9cm x 20,4cm Imprimer
Cest toujours une joie de retrouver «larchange aux pieds fourchus», égal à lui-même, par là enthousiaste et crépusculaire, tonique et taciturne, cruel et cur dartichaut
Et bien solitaire ; mais ceci de neuf frappe cependant, dans Les Emiles de Gab La Rafale, que le loup se languit dêtre un jour un peu fêté par le chien de la fable
Au demeurant, loncle Matzneff ne laisse pas de brandir loriflamme brodé des siennes devises : «Venus victrix !» et «Christ est ressuscité !», avec la même ferveur tragique quil montra dans sa jeunesse, et ce peu de souci daccorder ses couleurs avec celles du temps.
Les lecteurs des Carnets Noirs 2007-2008 savaient lécrivain acclimaté aux outils modernes de communication. Ils savaient aussi que Gab la Rafale délaissait de temps à autre ses carnets de papier pour inscrire sa vie, à lencre électronique, sur un ordinateur portable ultraléger trônant, flanqué dun bon chasse-spleen, sur un coin de table de la maison Lipp
Doux Jésus ! murmureront quelques-uns, à quoi bon être inactuel, si cest pour succomber au joujou technologie
Dautres tomberont en pâmoison, voyant là quelque inattendue prouesse : «Notre bien-aimé archange, pas passéiste, a su sadapter aux instruments de communication moderne !»
En réalité, Matzneff ne sest adapté à rien du tout : ce verbe, sadapter, a-t-il jamais fait partie de son vocabulaire ? Mais la technologie la fait, en sassouplissant à lécrivain, en lui offrant dêtre lui-même par dautres moyens. Matzneff, on le sait, matznévise tout ce quil touche. Émile : ce nom dit bien cette appropriation, et le naturel avec quoi lécrivain sait faire dune chose a priori étrangère une chose qui soit à lui. Aucun enthousiasme technophile chez Matzneff, aucune défiance non plus, mais de la curiosité, et le goût du jeu. Peu importe le flacon ! Le Verbe souffle où il veut. Et voilà donc, non des e-mails, mais des «émiles», et voilà pourquoi il sagit ici, naturellement, de toute autre chose que de lécorchement de la parole tel quil se pratique chaque jour sur la Toile, au rythme de milliards de tera-octets par seconde, attentat ourdi par cette croyance toute démocratique que la forme nest jamais quaccessoire, quelle est une perte de temps au mieux, une pose au pire, et même : une imposture. Allons, Gab La Rafale, encore un effort pour être un écrivain geek (!), et nous offrir de lire sous votre plume, retrempés, lustrés, métamorphosés, les vocables triomphants de la langue virtuelle, ces mots qui truffent de larges pans de la «vie» moderne : streaming, MMORPG, Wan, Adresse IP, trackback, sexting, P2P
et tutti quanti ! Il y a du pain sur la planche, avec de pareils monstres
Le format propre à l«émile» naltère en rien, on laura compris, la plume de Matzneff, et cependant Les Emiles de Gab la Rafale se nourrissent des ingrédients qui, bien dosés, peuvent faire la saveur des missives électroniques : linstantanéité, la spontanéité, la gratuité du geste (il est loisible denvoyer un «émile» simplement pour se plaindre du froid, une lettre traditionnelle sy prête moins
), et enfin
le confort et la paresse, puisquon pourra lire trois «émiles» identiques envoyés successivement à trois amantes après la Saint-Valentin ! Matzneff, on le voit, a parfaitement assimilé les leçons de son professeur dinformatique, et tout particulièrement la manuvre décisive du copier-coller; la technologie ouvre ici, cest certain, des perspectives inédites en matière dintendance donjuanesque
L«émile» permet surtout de «brusques variations de thème, de ton, de registre». Émiles, ou De la variation : variations de thème, puisquil est question ici, en français et en italien, damour, decclésiologie, de manque de beurre dans les épinards, de politique, damitié, de gueuletons, de cette satanée époque, de luvre à achever avant de se tirer une balle dans la tête, des morsures du souvenir, des bons maîtres et des salutaires complices, bref, de tout de ce qui compose la vita matzneviana ; variations de ton, puisque Matzneff passe, au gré de sa coutumière cyclothymie, de la joie à laccablement, de la chaleur la plus tendre à la sévérité la plus dure. Ce va-et-vient des humeurs était essentiellement rapporté dans son journal, tandis quil paraît ici dans sa manifestation même.
En somme, les «émiles» poursuivent les carnets noirs, sachant que les carnets noirs poursuivent les romans, qui poursuivent eux-mêmes les carnets noirs, et ainsi de suite. On reconnaît là léthique littéraire matznévienne, qui veut que chez un écrivain tout fasse uvre. De ceci découle que lartiste lest à temps plein, que chaque mot écrit est susceptible de samalgamer à luvre, et jusquà, un jour peut-être, des sms pardon ! des messagini. En somme, une liste de courses, chez Matzneff, cest encore du Matzneff
Un regret tout de même, touchant le présent livre : la plupart de ses protagonistes avancent masqués, puisque de leur patronyme ne subsiste que linitiale : or, si, pour laficionado, tout est transparent, pour le badaud, cest un peu le brouillard. Car enfin, qui peut bien être, par exemple, ce mystérieux Patrick P. dA ? Ou cet énigmatique Léo S. ? Mystère et boule de gomme pardon ! et confiture
Et puis, pourquoi ces «***» à la place de certains noms ? Encore un coup de ces crapules davocats ? Enfin, on devinera comme on pourra, et les happy few qui y parviendront samuseront par exemple de lire, dabord, une missive à Christophe Girard, puis, plus loin, une autre à une certaine Clarisse, où Matzneff fait un sort à la Nuit Blanche, dont il nignore probablement pas quelle est luvre certes diabolique de ladjoint à la Mairie de Paris
Voici comment, en une scansion rare sous sa plume, Matzneff évoque sa vie et son art : «Je vis, je voyage, je bouge, je fais des rencontres, jaime, je suis heureux, je souffre, je suis malade, je suis en bonne santé, il fait soleil, il pleut, je mobserve, jobserve les autres, je prends des notes, tutto fa brodo, tout cela nourrit mon inspiration romanesque, mon travail, mon art, le but étant de fixer linstant fugace, de vaincre la mort en créant de la beauté». Vaincre la mort ! Elle paraît sur-le-champ, dès lépigramme sibylline de Casanova qui ouvre le volume : «Je suis fier parce que je ne suis rien». La mort plane sur ces «émiles», et la crainte du néant. La mort, ce sont les anniversaires, dates cruelles qui proclament cette vérité évidente et incroyable que le temps coule comme rien. C'est la disparition d'amis fidèles, et de pans de vie avec eux. Cest le fait de rester semblable à ce que lon fut quand le monde se délite, et sabrutit, à toutes vapeurs. Cest ce mot terrible, à propos de soi et du monde : «Tout se défait». Cest le froid à Paris, en juillet comme en janvier. Cest linsatisfaction, cest la terreur davoir peut-être erré, cest lorgueil dêtre à part et leffroi dêtre soi. Cest la lassitude, et cest lesseulement. Cest limpossibilité tragique de la résignation : «Jai toujours pensé que lhorreur de la mort était une pilule que nous avalerions avec plus de sérénité (et moins de regret) si nous savions que tout sauterait avec nous, que rien ni personne ne nous survivrait». Cest enfin, le matin, être «ex-trê-me-ment satisfait» de sa vie, pour la juger, le soir venu, «le plus absurde, le plus vain des naufrages, un échec absolu». Comment peut-on naviguer, ainsi, dun antipode à lautre ? Peut-être, nous dit Matzneff, en nous souvenant de notre liberté, de notre sort librement choisi. Et puis voici quune lueur perce, tremblante comme la flamme dun cierge dans la pénombre dune église : «Heureusement, nous croyons en la Résurrection».
La Résurrection, hélas, nest pas garantie, mais ce qui lest, cest que «le jour du Seigneur vient comme un voleur dans la nuit». Alors, il est urgent de sculpter le temps qui passe, de lui arracher, par le geste salutaire de lécriture, ce quil veut immoler chaque seconde sur ses autels. Sublimons la trame des jours, conscients que «chacun de nous à son rythme, son chemin, ses dates». Et cest donc dun même élan que Matzneff, en bon païen quil est, en homme du toucher, de létreinte, de la sensation, vide une bonne bouteille, retrouve un ami, prie, senthousiasme et sexaspère, méprise et admire - sachant qu«il ny a presque rien de plus agréable que dadmirer et de partager un sentiment dadmiration». Cest toute la vie qui veut être sanctifiée, clame Matzneff, cest linstant et cest le souvenir, cest le corps et cest lâme, cest Vénus et cest le Christ ; rendons grâces à ce qui demain ne sera plus. Le charme de ces Emiles, cest quune certaine fébrilité, et une inquiétude certaine, viennent sadoucir sous la houlette dun style allègre, printanier. Au seuil de lhiver, il sagit toujours, pour Matzneff, de fêter la Pâque, quand bien même la vie prendrait des airs de meuble baudelairien, encombré, dit le poète, «de bilans, de vers, de billets doux».
«Là où est ton trésor, là sera ton cur» : le trésor de Matzneff, pour lheure, ce sont les carnets 1989-2006 à dactylographier, cest aussi son carteggio (correspondance cortège carte) entreposé dans les archives de lIMEC. Matzneff caressa jadis lidée de se faire moine : cest comme un second lui-même qui repose aujourdhui dans le giron de labbaye dArdenne. Luvre que lon achève darrache-pied dun coté, le carteggio de lautre : on voit que Matzneff a la désinvolture inquiète, et que son anarchisme foncier nexclut pas un certain ordre
Cest, écrit-il, quil désire confondre ceux qui laccusent dêtre un vantard, un mystificateur, en mettant en sûreté un négatif des passions de sa vie. Que Matzneff se rassure : seuls de hâtifs zouaves, pardon ! zozos, peuvent mettre en doute son uvre, et ignorer que sa parfaite harmonie crie sa véracité. Et du reste, Francesca pourrait navoir été quun songe quIvre du vin perdu resterait pour nous en livrer le cur vivant.
Jean-Baptiste Fichet ( Mis en ligne le 17/09/2010 ) Imprimer
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