| Gilles Rozier D'un pays sans amour Grasset 2011 / 21,50 € - 140.83 ffr. / 442 pages ISBN : 978-2-246-78364-0 FORMAT : 14cm x 20,5cm Imprimer
Hormis les ouvrages de Isaac Bashevis Singer la plupart traduits de langlais , le lecteur français connaît peu les auteurs de langue yiddish et en particulier les grands poètes aujourdhui disparus. Qui sont-ils ? Après six autres ouvrages, dont son remarquable Un amour sans résistance traduit dans douze langues, Gilles Rozier, lui même poète, polyglotte, traducteur de yiddish et dhébreu, nous invite sur les traces de trois poètes : Melekh Ravitsh, Uri Zvi Grinberg et Peretz Markish, parmi les plus marquants de lavant-garde de Varsovie des années vingt.
Avec sa très grande érudition et beaucoup damour, lauteur nous entraîne dans une composition étonnamment vivante où, à mi-chemin entre réalité et fiction, il confie à Sulamita, une très vieille dame, le soin de raconter du fond de son palais romain ses «histoires venues de très loin» à Pierre, jeune français avide de se réapproprier ses racines polonaises. On peut y voir un bel hommage à Sulamita Racyzne-Reale qui a consacré une grande partie de sa vie à rassembler les archives de son père (Alter Racysne, écrivain et photographe, massacré à Tarnopol en 1941) et, à travers elle, lexpression dune profonde gratitude envers la transmission orale et écrite des anciens.
Longuement, le récit s'arrête à Varsovie en 1921, un des principaux carrefours cosmopolites et intellectuels dEurope Centrale, avec Kiev, Berlin et Vienne, où se comptent plus de trois cent mille locuteurs de yiddish, issus principalement dUkraine, de Russie et de Galicie, déjà ensanglantées par les multiples massacres et pogroms. Même sil nen reste dintacts que les cimetières, cest cette Pologne là, cette Varsovie là que Gilles Rozier fait revivre dans cet ouvrage : «Varshe» debout, libre et joyeuse de lintelligentsia juive avec laquelle il faisait bon aimer, boire et, de façon sans doute conjuratoire, préparer lavenir. Les livres et journaux rédigés en yiddish sarrachent. Déclamant à tour de rôle leurs vers devant dimmenses foules de partisans et de détracteurs, Melekh, Uri Zvi et Peretz triomphent. Tous les soirs, les salles de théâtre et de concert sont bondées. Cest cette même Varsovie cultivée, politisée et grouillante de vie quobserve Alfred Döblin lors de son voyage en Pologne en 1924, éphémère refuge avant la destruction finale dont elle sera lépicentre.
Outre son intérêt littéraire, il faut souligner la portée sociologique et historique de cet ouvrage réalisé à partir dune volumineuse documentation rendue ainsi accessible au public lecteur. Si Gilles Rozier a choisi de retracer sur une vingtaine dannées litinéraire de ces trois poètes là, plutôt que dautres dont le retentissement international est au moins aussi important, cest quils ont marqué un tournant décisif dans la vie littéraire juive avant et après la proclamation de létat dIsraël. Ensemble, ils ont fondé, avec Israël Joshua Singer et Oser Warszawski, Khaliastra, une revue littéraire (Varsovie 1922-Paris 1924) qui reçut le concours, entre autres, de Marc Chagall. Plusieurs de leurs poèmes, graves, révolutionnaires la plupart traduits ici par lauteur , reflètent la laïcisation des pratiques et des modes de pensée, en rupture avec les attentes religieuses familiales, au risque dun rejet plus ou moins radical de la communauté : comme chez lartiste peintre des romans de Chaim Potok (LElu, Mon nom est Asher Lev), les papillotes sont définitivement coupées.
En dépit de leur amitié, chacun des poètes a tracé sa route, habité par des convictions sociales et politiques différentes face aux circonstances. Chacun a vécu et décrit à sa façon sa version de lapocalypse. Uri Zvi a quitté la Pologne dès 1923 pour se rallier en Palestine au nationalisme le plus radical ; il est mort dans son lit à Tel-Aviv en 1981. Après de multiples pérégrinations de par le monde, Melekh sest fixé au Canada où il sest éteint en 1976. Peretz, lui, a adhéré aux idéaux de la révolution soviétique et, après une période de succès illustratif du rayonnement de la vie intellectuelle juive en Russie, a été victime des purges staliniennes et fusillé à Moscou en 1952. Quant à Sulamita, elle est morte le 19 mai 1999, juste avant la parution de son ouvrage Poyln, où des photos réalisées par son père témoignent de la vie quotidienne avant le désastre.
Dun pays sans amour confère au lecteur lémouvant héritage dun «palais de mémoire», qui passe ici par le biais imagé dune étrange chassene (mariage), «corps et âme», entre Yiddishkeit d'hier et celle daujourdhui afin que les manuscrits de la terre morte, ce «continent englouti» continuent, eux, à vivre, à sécrire et se transmettre. Cest superbe. À lire passionnément, en tentant de poursuivre les recherches initiées par lauteur, ou tout simplement avec le plaisir de se laisser conter de belles histoires comme il ny en aura jamais plus.
Monika Boekholt ( Mis en ligne le 05/10/2011 ) Imprimer
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