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Le Livre vrai
Bruno Lafourcade   L'Ivraie
Léo Scheer 2018 /  21 € - 137.55 ffr. / 320 pages
ISBN : 978-2-7561-1241-1
FORMAT : 14,0 cm × 20,5 cm
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. «Le multiculturel, c'est le multi conflictuel» (Patrick Besson, La Cause du peuple, 2016)

Il est surprenant que ce roman de Bruno Lafourcade (né en 1966) ne soit pas passé entre les mailles de la censure progressiste. Pire, qu'il soit publié en 2018 chez un éditeur renommé. Certes, plus grand monde ne lit, encore moins le roman d'un inconnu ignoré par les médias traditionnels, mais tout de même, les censeurs de tous poils veillent normalement au grain. Le CSA ne manque pas de distribuer des amendes aux animateurs-télé qui imitent l’intonation que l'on prête usuellement à l'homosexuel ou de provoquer le licenciement d'un comique qui fait une blague sexiste. Si la commission de censure s'intéressait à la littérature française, le roman de Lafourcade serait resté à l'état de manuscrit dans un tiroir de bureau. Le comité de lecture des éditions Léo Scheer peut être félicité d'avoir eu le courage de publier un tel roman. Politiquement incorrect, sans langue de bois, et à l’accent ouvertement réactionnaire. Mais si l'on attribue ces qualificatifs réducteurs à Lafourcade, c'est d'abord pour préciser qu'il décrit la réalité de notre époque, celle que l'on ne veut pas voir ou pire, que l'on dénie.

Jean est un écrivain qui peine à être édité et davantage à être lu. Pour subsister, il est contraint d'accepter un poste de professeur remplaçant dans un lycée professionnel situé dans une banlieue peu fréquentable de Bordeaux. Il y enseignera le français (que les élèves ne parlent plus) et l’histoire-géographie (dans une société post-historique, la tâche est rude). D'entrée, il est confronté à Madame le Proviseur (et non la proviseure ou encore la proviseuse !) qui en bon soldat lui récite les consignes idéologiques des textes officiels de l'Education nationale.

Par la suite, Jean sera confronté à la fois à l'acculturation généralisée des élèves (représentée notamment par le langage populo-racaille et phonétique que le narrateur rapporte au lecteur lorsqu'il corrige des copies) tout autant qu'au militantisme sociétal et festif du corps professoral. Volontairement provocateur, mais tentant surtout de répliquer par quelques actes de résistance dans un monde gouverné par une bien-pensance humaniste qui n'a plus rien à voir avec l'esprit de Montaigne, le professeur tente de travailler sereinement en décrivant un monde qui n'a plus rien à voir avec celui de son enfance, voire des vingt-cinq dernières années. Celui d'une défense inlassable et sans contestation possible de minorités devenues – en dépit de leur caution victimaire – dominantes.

Si Lafourcade a choisi la vie d'un lycée de banlieue, c'est que cette mutation anthropologique et culturelle qu'il tend à dénoncer de manière frontale s'opère avant tout et grâce aux textes officiels du Ministère, dans les écoles où le public mixte, métissé et emprunt de religion tente d'apprendre les disciplines classiques encore enseignées. La propagande sait donc où sévir en premier lieu, c'est-à-dire au milieu d'enfants, individus acculturés, vierges et malléables à souhait, qui ont déjà bien du mal à respecter les règles de base.

Philippe Muray attendait il y a vingt ans qu'un romancier écrive le roman de notre époque. Voilà qui est fait. Lafourcade, homme cultivé et esprit rigoureux, décrit un monde qui va en s'effondrant à force de cautionner le mondialisme, le militantisme, l'islamisation et le numérique à profusion. Dans dix ans et si cette mouvante déconstruction volontaire s'accélère, Molière et Mauriac seront bannis des textes officiels ; Montherlant catalogué ringard et misogyne ; Bove et Guérin trop déprimants sont déjà hors circuit. La place est libre pour célébrer Beigbeder et Angot, défenseurs du système décrit par Lafourcade : superficiel, festif, militant, et narcissique ! Un système qui ne peut rien faire lorsqu'une mère de famille décide d'orienter sa fille dans le technique alors que ses professeurs lui décèlent une vraie possibilité de prolonger ses études dans une voie différente...

Certains passages, s'ils choquent parce qu'ils sont trop proches d'une idéologie adverse – en cela nous identifions ici un roman à thèse –, resteront comme les rares vestiges d'une liberté d'expression (que plusieurs milliers de gens ont défendue en manifestant un jour de janvier 2015) de plus en plus compromise. Le narrateur – contraint d'accepter que l'un des ses cours soit remplacé par une conférence contre l'homophobie – appartient clairement à l'ancien monde. Celui où on lisait des livres, on attachait une grande place à la grammaire, on fréquentait des bibliothèque silencieuses (et non des médiathèques bruyantes), on appréciait l'art et non une sous-culture de masse, on évoluait dans des villes où la religion restait discrète et privée. Il pointe du doigt à la fois la médiocrité généralisée du public jeune tout autant que les mesures idéologiques qui sont mises en œuvre par les dirigeants pour enfermer ces jeunes dans cette culture de l'ignorance, le narcissisme adolescent et la promotion d'un multiculturalisme lui même pourfendeur de l'espace religieux dans les espaces publics.

Quand l'autorité devient la collaboration, la notation l'encouragement, l'histoire le militantisme, la différence le système, la religion le social, le réel éclate souvent de manière violente et sépare les peuples (tout autant que les couples). Jean ne fait que se quereller avec ses collègues et lorsqu'un amour nait de ce chaos, il ne peut durer, déjà usé par le virtuel et le festif. C'est ce qui arrive clairement dans L'Ivraie : le narrateur est isolé de tous les milieux, s'offusquant des nouveaux comportements individuels et restant marginal dans sa vie professionnelle.

Le prix Goncourt 2018 aurait dû être décerné à l'unanimité à Bruno Lafourcade – non pour célébrer un roman mais pour redonner à un prix littéraire ses lettres de noblesse. Cela sonne comme une évidence en ces temps où l'obscurantisme festif triomphe (Jean décrit ces niqabs déambulant en Smartphone et en Nike, marqueurs blasphématoires qu'il relève avec verve et détestation). L'écrivain ne mâche pas ses mots, son discours rejette en bloc cette société multiculturelle qui n'apporte que la misère humaine et sociale dans ces lycées, anciens lieux sacrés, ancrés dans une République aujourd'hui à l'agonie.

Ce roman sérieux, instructif, non sans humour (l'ironie est l'arme des moralistes), se lit donc avec un intérêt tout particulier (au regard d'une rentrée littéraire catastrophique). Malheureusement, comme pour un grand match où parfois l'intensité décroît, certains passages, notamment les digressions socioculturelles, paraissent pesants et peu en lien avec la logique du récit (même si l'auteur élargit son champ d'observation). Le roman à thèse a ses limites et l'on flirte parfois avec le pamphlet qui s'accommode mal avec l'ironique du romanesque.

«Les cancres, c'est-à-dire les quatre cinquièmes de cette classe ne souffraient pas d'un manque de "maturité", "d'acquis" ou "de métaux d'eau" ("mets todo", "mes taux d'os") ; ils souffraient de bêtise, de cette bêtise en tranche, bien épaisse, et qu'une bonne éducation aurait peiné à dégrossir, de la bêtise à papiers gras, à bruits, graffitis et tatouages, de la bêtise à casquette et iPod, qui trouvait dans l'agressivité de quoi s'épanouir, de quoi poser ses coudes sur la table, étaler ses jambes sur la chaise, de quoi se mettre des piercings et du bruit dans le reniflant et les feuillants. D'ailleurs, l'agressivité, ce n'est pas l'immaturité : un élève immature ne signale pas des remarques, des réponses qui sont au-dessous de celles que l'on attend de quelqu'un de son âge ; et non par des comportements querelleurs. Or les élèves étaient moins immatures qu'agressifs et d'une agressivité conquérante : elle n'attendait qu'une occasion pour s'étendre et imposer son caïdat. Un élève immature n'a pas le loisir de conquérir : les élèves plus âgés le renvoient illico dans les cordes au nom "précisément" de leur maturité».

L'Ivraie (plante nuisible et, par extension, une réalité maléfique) est peut-être le seul roman français des 381 qui reposent sur les étalages bondées des librairies, que l'on peut offrir à un ami sans trop se soucier de sa qualité. Un vrai livre à lire en 2018. C'est assez rare de nos jours.


Jean-Laurent Glémin
( Mis en ligne le 21/11/2018 )
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