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Littérature -> Romans & Nouvelles |
| Ben Ames Williams Une femme étrange Phébus - D'aujourd'hui étranger 2005 / 24.50 € - 160.48 ffr. / 662 pages ISBN : 2-7529-0051-1 FORMAT : 15x21 cm Imprimer
Le roman-fleuve Une femme étrange de Ben Amis Williams, publié en 1940, mêle des traits propres à la chronique familiale, au récit historique et à létude de murs. On y trouve également, de la guerre contre les Anglais au début du XIXe siècle à la bataille de Gettysburgh, la fresque dune Amérique en mutation, dépeinte à travers lévocation de Bangor, ville du Maine en pleine croissance économique, en prise à la frénésie spéculative et aux affres qui lui sont inhérentes (chômage, alcoolisme, violence urbaine). Mais ce qui sublime ces différents éléments narratifs et les amène au rang de la littérature, cest le portrait dune femme monstrueuse, autour de laquelle viennent sagglutiner et se ruiner les destins
Une femme bien étrange, en effet, que cette Jenny Hager, qui débute sa carrière de séductrice à lâge de
quatre ans, quand elle subjugue un jeune lieutenant britannique, hébergé quelques nuits dans la maison familiale durant les conflits de 1814. Reniée par sa mère (que le fringant soldat emmène sans doute pour emporter le souvenir de la fillette), Jenny va vivre plusieurs années avec son père une relation ambiguë, un huis clos sous le signe de la tentation dun inceste jamais concrétisé et dun rappel incessant des conditions dans lesquelles le malheureux sest honteusement laissé abandonner. A la suite dune scène particulièrement violente, Jenny senfuit du foyer et se réfugie chez «Oncle Isaiah», un commerçant prospère, employeur de son père. Dès après ce départ, Tim Hager meurt brutalement et Jenny se laisse persuader dépouser celui quelle considérait jusqualors comme un tuteur, de près de cinquante ans son aîné
Commence alors le parcours dune créature perverse, patiente et dominatrice, prête à tout pour arriver à ses fins. Jenny mène avec duplicité la vie mondaine dune âme charitable (elle simplique dans les associations de bienfaisance et la ligue antialcoolique de sa bourgade) doublée dune enjôleuse machiavélique. Ephraïm Poster, le jeune fils dIsaiah, succombera à ses avances et ira jusquau parricide pour la posséder totalement. En vain.
En tout, Jenny va successivement briser les vies de cinq hommes. Et jamais Ben Amis Williams ne donnera les raisons de cette cruauté viscérale qui semble animer son personnage. Il faut dire que toute la maestria et le charme trouble de ce livre résident dans lart de lellipse qui y est maintenu sur plus de 600 pages
Aucune description érotique némaille par exemple un texte dont pourtant le désir, le plaisir, le vice même sont les ressorts intimes. Il faut plutôt chercher du côté des dialogues, des atmosphères, des moments aussi où les yeux de Jenny pétillent quand elle assiste à une exécution publique ou se fait relater une scène particulièrement macabre, pour percevoir la tentation permanente du Mal derrière chacun de ses gestes, chacune de ses initiatives. De ses premiers frôlements prétendument innocents sur les genoux du Lieutenant Carruthers jusquà la publication de son terrible testament en première page du journal local, lexistence de Jenny Hager apparaît comme une suite de manipulations et de trahisons, dont les ravages ne semblent avoir dégale que la gratuité.
Cest pourquoi la lecture proposée dans la préface de louvrage semble erronée, quand, de manière insistante, elle prête à Ben Amis Williams lintention de proposer le portrait dune femme refusant dêtre brimée, ne répondant quà ses plus profondes impulsions, désireuse de se dégager des carcans de la moralité et de lhypocrisie puritaine de son temps
Le lecteur ne sort certes pas intact de la fréquentation dune telle «héroïne», mais il serait bien en peine de cautionner de bout en bout son comportement, voire de lui accorder de la sympathie, sous le simple prétexte quelle est lincarnation dune femme libre, sans entraves. Le dernier chapitre laisse même à penser que cest lamour qui triomphe, malgré tout, de surcroît sacralisé par le mariage ! La parenté avec le Lolita de Nabokov ne sarrête donc pas à la sensualité qui se dégage du personnage, mais aussi sur le douloureux constat de son écroulement physique et moral final.
Une femme étrange est donc une oeuvre moins subversive quon pourrait le croire, ce qui nempêche quelle est remarquablement construite et quelle entraîne le lecteur au fil des révélations sordides, vers un acmé dincompréhension face à la méchanceté pure qui sétale sous ses yeux. Une énorme leçon en matière dobservation des caractères humains et donc, de création romanesque. Lépopée dune indomptable hystérie.
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 20/05/2005 ) Imprimer | | |
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