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La chair est triste... mais belle
Arnaud Bordes   Voir la Vierge
Auda Isarn 2006 /  15.00 € - 98.25 ffr. / 110 pages
ISBN : 2-95 26336-4-9

Ouvrage disponible par correspondance : Auda Isarn / BP 90825 / 31008 Toulouse cedex 6.
15 euros (port compris, chèque à l’ordre de Auda Isarn).

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Voir la Vierge est la deuxième œuvre d’Arnaud Bordes, terme que nous employons dans sa plus riche et pleine acception, ce qui n’est pas si fréquent concernant la jeune littérature.

Les neuf nouvelles qui la composent offrent tout d’abord au lecteur de la matière, du contenu et du récit. Chacune d’entre elles frappe par sa densité, et la forme brève entre ici au service d’une concentration de plaisirs et d’émotions de lecture. Car il est bien question de cela, du plaisir de pouvoir s’abandonner – enfin – à un imaginaire et à un style. La mention de motifs récurrents traversant Voir la Vierge permettront de donner un aperçu du contenu de ses récits, qu’il serait dommage de déflorer ici en les résumant.

Arnaud Bordes aime évoquer les guerres, et il en est presque toujours question, en premier plan, ou, le plus souvent en arrière-fond. Le personnage féminin qui ouvre le recueil est «une fille à soldats», celle qui le clôt meurt violée et crucifiée par ceux-ci. On voit de suite que ce sont la violence, souvent le carnage et la pourriture qui intéressent l’auteur dans le motif guerrier, davantage que la pompe ou l’héroïsme. Le vocabulaire aussi : Arnaud Bordes possède un art de peindre ou de narrer des scènes de la plus haute barbarie en usant d’une langue recherchée, extrêmement travaillée, ciselée, précieuse et volontiers archaïsante, délicieusement académique et surannée par moments – par l’emploi systématique du subjonctif imparfait notamment.

Plusieurs qualifications définissant les personnages du livre ont à ce titre une connotation programmatique. Sur le héros d’"Exotisme" : «Il devint un soldat épris d’élégances, un guerrier érudit […] Dans les carnages, il faisait l’esthète.» ; Jack l’éventreur («Variation sur le grand-œuvre de Jack l’éventreur») est défini en «barbare très raffiné». L’auteur se plait aussi à jouer avec le temps. Aussi traverse-t-on toutes les époques possibles (y compris les temps anté-historiques des cités perdues), qui se mêlent parfois au cœur d’un même texte. Le charme de ces allées et venues temporelles (et aussi géographiques) réside, semble-t-il, dans leur caractère cavalier, approximatif et irrévérencieux, loin de toute prétention ou aspiration à la rigueur historique documentaire. Elles finissent par abolir avec désinvolture l’espace historique auquel nous sommes habitués, peut-être pour atteindre cette éternité définie par l’une des figures féminines du recueil : «Elle lui raconta qu’elle était d’ailleurs – de l’Ailleurs Antérieur. Elle voyageait à travers les cycles et les époques en empruntant les voies immémoriales […] ‘Tu parleras encore du temps. Tu rappelleras qu’il est l’image mobile de l’éternité immobile’». On se demande également si ce ne sont pas à nouveau les mots, dans leur rareté, leur étrangeté ou leur sonorité, ainsi que dans les images qu’ils autorisent, qui sont à l’origine de tout cela, s’ils n’ont pas donné tout simplement prétexte à telle ou telle évocation du passé, et l’on pense au Salammbô de Flaubert.

Ajoutons que l’auteur recourt aussi abondamment à l’héritage narratif et thématique des mythes, dans lesquels il est majoritairement question de rituels et de pratiques étranges et obscurs, barbares, primitifs ou païens, à tel point qu’ils semblent parfois, par leur bizarrerie, inventés de toutes pièces (et le sont peut-être) : «Ils ont psalmodié l’esprit de l’ours cependant qu’ils s’infligeaient des scarifications. Ils ont bu et battu le sang féroce sur les tambours foisonnants. Regarde ! Leurs yeux sont des extases furieuses et leurs canines haineuses.» Si Arnaud Bordes use de constructions diégétiques et énonciatives complexes, ce n’est jamais par virtuosité formelle gratuite. Il semble au contraire souhaiter faire entrer celles-ci au service du plaisir de lire, en tant qu’elles permettent souvent d’entretenir des effets d’attente, toujours des effets de surprise. Parlons également du goût de l’auteur pour l’évocation anatomique des corps, ou plutôt des parcelles de corps, rarement décrits dans leur entier. Pour l’organique aussi, dans la lignée des naturalistes et d’Émile Zola certes, mais toujours dans une sophistication et une préciosité de style qui rappellent davantage les Frères Goncourt – pour les références, la critique a apparenté le premier livre de l’auteur, Le Plomb, à la littérature décadente. Le personnage de Jack l’éventreur dresse une longue liste d’écrivains de la génération 1900 qui ornent sa bibliothèque et qu’Arnaud Bordes semble en effet affectionner.

Par sa densité et par ses images, Voir la Vierge est un livre charnel et charnu. Le motif du livre «fait chair» apparaît d’ailleurs explicitement dans le recueil et traversait déjà Le Plomb : «Nous examinons les curieux livres pour nous apercevoir qu’ils sont fabriqués à partir de peaux de ventres distendues.» La tonalité, on l’aura pressenti, est sombre. La nouvelle éponyme met en scène le suicide, épouvantable et élaboré, du narrateur. Le désir de mort, l’ennui, la tristesse morne et la nostalgie – ce dernier mal est surtout visible dans les deux dernières nouvelles – hantent les personnages. Citons le narrateur de «Pirateries», à la recherche d’un bourreau pour lui donner la mort : «Je ne supporte plus de voir le ciel qui, même lorsqu’il fait beau ou que le climat est bleu, me semble à jamais d’un beige déçu, couleur de beurre et d’hymen sale.» Celui de «La Place alchimique» : «C’était l’hiver et le crépuscule, et couleur d’envie de vomir.» On se demande à propos de Jack l’éventreur si ses carnages ne se posent pas comme un divertissement pascalien, un geste pour remplir le vide : «J’ai des ronces dans l’âme… des épines dans le ciel… et le corps, mon corps rempli par personne…» Nous voulons croire, et en tout cas nous l’éprouvons, que le recueil se propose comme antidote, ou divertissement lui aussi, dans le sens où il convie le lecteur à un Ailleurs, celui d’un imaginaire bizarre et toujours surprenant, loin de ce ciel banal, «beige» et «vomitif» qui écrase les personnages. Cet ailleurs et cette bizarrerie sont déjà portés par l’onomastique qui traverse le livre, et fait se rencontrer des Urgèle, Aymeric Montvèdre, Mégacarnasse, Argidaure, Nau Croidebecq et autre Taxile Ocrin. Ils se déploient également dans le récit d’aventures qui informe plusieurs nouvelles, dans cet entrecroisement des lieux et des époques, dans le merveilleux moyenâgeux et le motif ésotérique dont il est souvent fait mention.

Parlons enfin du surprenant mélange des genres et des références que pratique Arnaud Bordes et qui fonde sans doute l’une des spécificités littéraires du recueil. Car ce ne sont pas seulement des genres classiques, mais aussi éminemment populaires que l’auteur s’attache à revisiter, puis à transformer ou à subvertir et pervertir. Il en est ainsi du récit d’aventure donc, dévoyé dans «Pirateries», car quel roman d’aventure traditionnel aurait pour dénouement la crucifixion par les yeux de son héros ? (chez Pierre Mac Orlan peut-être, à vérifier…). Ces nouvelles se lisent aussi comme des thrillers, font penser parfois à ces textes que l’on range par commodité sous l’appellation de «terreur moderne» avec Graham Masterton pour maître. Un échantillon puisé dans «Exotisme» : «Les parois tremblotaient telles qu’une gélatine. Les bruits s’intensifièrent. Les mamelons gonflèrent, leur faîte s’élargit, et vicieusement, émergèrent des bêtes immondes.» L’originalité d’Arnaud Bordes est d’élever ces références au rang d’objets esthétiques à travers une écriture on ne peut plus littéraire. On se demande si l’auteur ne réinvestit pas également de son imaginaire et de sa plume des catégories cinématographiques encore une fois très populaires comme les films gore ou d’heroic fantasy. Le fantastique enfin est lui aussi revisité, et ce sont souvent les références sexuelles qui viennent ici rompre avec ce à quoi nous sommes habitués – dans le dénouement saisissant d’«Exotisme» notamment, qui voit son personnage masculin se faire pénétrer de souffles maléfiques par l’urètre !). Le recueil compte en effet un certain nombre de métaphores sexuelles inédites – ce qui est plutôt rare – et développe ici et là, toujours par touches, une forme de pornographie à la fois précieuse et barbare, à l’image finalement de l’ensemble du recueil. Jack l’éventreur : «J’ai mis ses lèvres d’en bas dans ses lèvres d’en haut, elle a eu un visage aux babines mélangées…» Nous parlions d’un livre charnel ; nous reprendrons encore les paroles de Jack l’éventreur qui fait du livre un sexe : «la pénétrer avec un livre, oui, la baiser avec un livre… de bon goût…»

Voir la Vierge est un bijou précieux, un fort savant travail d’orfèvre. À s’offrir et à s’en parer absolument.


Sonia Anton
( Mis en ligne le 21/04/2006 )
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