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Littérature -> Romans & Nouvelles |
| Clémence Boulouque Nuit ouverte Flammarion 2007 / 18 € - 117.9 ffr. / 256 pages ISBN : 978-2-0812-0214-6 FORMAT : 13,5cm x 21,0cm
Date de publication : 13/08/2007 Imprimer
La champagnisation se définit par une seconde fermentation en bouteille, qui confère au vin son effervescence. Lnologie distingue ainsi les vins tranquilles et intranquilles dont le secret nattend que la décapsulation. Cest cette chimie que Clémence Boulouque élabore dans Nuit ouverte, dont le titre évoque la libération de secrets macérés, remués puis muselés depuis lOccupation. Mais en soixante ans, le vin a tourné à laigre. Sans doute était-il mal dégorgé : il arrive quune lie, prisonnière, gâte le vin irréparablement. Sans cette lie, le champagne ne serait pourtant quun verjus
Ici, le ferment corrupteur sappelle André. Cest loncle farceur, tantôt gai tantôt sombre, nocher surgi dun passé noir de cave, qui entraîne Élise, pétillante actrice, dans une «visite guidée en train fantôme dans cette grotte de lHistoire pleine de chauves-souris, de portes qui grincent et de types aux mines de cadavres» du genre à sennuyer dans les placards. Visite divertissante, tant sont burlesques ces Lartigue, famille de négociants en champagne sous lOccupation, avec leur mentalité de «pauvres gens riches» ; mais visite éprouvante, tant leur insouciance confine à labjection. Car si la Collaboration fut le plus souvent un calcul, il y eut aussi, discrète et sans malice, ladhésion tacite à lexquise façon nazie de pincer une flûte de champagne. Si bien quau contraire des flamboyantes crapules parisiennes, de grandes tribus rémoises, qui souffrirent moins des réquisitions que de la barrière linguistique, restent curieusement absentes des romans sur cette période, tandis que leurs bouteilles étaient sur toutes les tables. Clémence Boulouque répare de belle façon cette injustice littéraire.
Les vignerons parlent de «pourriture noble». Est-ce à quoi pense André lorsquil recommande à sa nièce : «Sois-leur reconnaissante, à ces ordures» ? Comme si la conscience et la dignité ne venaient aux jeunes générations que par la décantation des anciennes. Même si, rappelle Clémence Boulouque, certaines familles champenoises se distinguèrent par leur résistance passive : par exemple, le comte de Vogüe chez Moët & Chandon. Au passage, on admire que lauteur ait su en peu de mots traduire lennui tout helvétique des villes champenoises, avec leur cortège «de caves humides, dhivers froids, de saisons figées», propices au bovarysme économique.
Élise circule avec effroi entre les piliers de sa famille champenoise, soudain révélée dans sa bassesse. Mais Nuit ouverte raconte aussi, en faufil, la mutation de sa mémoire meurtrie en principe de force et despérance. Car ce qui nétait pour la jeune actrice quun rôle de composition celui de Regina Jonas, première femme ordonnée rabbin dans lAllemagne hitlérienne devient peu à peu rôle de consolation, de célébration. Au point que Regina, qui fit serment de «se soucier des âmes intranquilles», veille en fait sur Élise dans une maternelle courbure de lHistoire par-dessus Auschwitz, où elle mourut assassinée le 12 décembre 1944. Cette nuit-là na pas fini de béer.
À Theresienstadt, où Regina avait passé trois ans, sont encore conservés les exposés théologiques de la «seule et unique Fraülein Rabbiner», animée de létrange gaieté des martyrs. Habile, Clémence Boulouque a donné à cette extraordinaire figure la consistance gazeuse et le profil incomplet des êtres de fiction. Par un gigantesque et silencieux mouvement dâme qui portait Regina au soin dautrui, on la voit dans Nuit ouverte transpercer loubli, persister dans sa foi et lutter pour sa réalité, puisque la Shoah fut aussi une machine à broyer les mémoires. Et cest pourquoi ce livre est également une illustration du métier dacteur, qui donne vie en donnant voix.
La «méthode champenoise» se caractérise par la pratique des assemblages. Celui auquel procède Clémence Boulouque dans Nuit ouverte, quelle appelle «simultanéité de vies», nétait pas sans risque, car cest un lien ténu qui rattache Regina à lindigne grand-mère dÉlise, un artifice de narration qui entremêle le document et la fiction, la foi et la honte, la grandeur dâme et linconscience. Un effet de perspective, qui donne à ce livre laspect dune anamorphose. Car il arrive, avec le temps, que des événements qui ne furent que contemporains, paraissent à la longue se faire face et saccuser. Il va de soi que lindifférence des Lartigue, antisémites par imbibition, nest pas cause de la fin de Regina Jonas. Mais à toute tragédie il faut un décor, et ce décor-là ne se déroba pas. La frêle ténacité de Regina non plus, qui illumine ce roman de son indestructible dignité.
Il y a de lironie douce, il y a du chagrin et il y a beaucoup dart dans cette Nuit ouverte, qui paraît à lheure où rouvre la synagogue berlinoise de la Rykestrasse, désaffectée depuis la Nuit de Cristal et à lombre de laquelle avait grandi Regina Jonas. Mélange divresse et de tristesse qui est aussi le secret de ce livre, comme un vin dont lesprit, en dépit des années, naurait pu fuir.
Olivier Philipponnat ( Mis en ligne le 17/09/2007 ) Imprimer
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