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Les mélopées de saint Polycarpe | | | Richard Millet Arguments d’un désespoir contemporain Hermann 2011 / 18 € - 117.9 ffr. / 156 pages ISBN : 978-2-7056-8044-2 FORMAT : 14cm x 21cm
Voir aussi :
- Richard Millet, Fatigue du sens, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, Mai 2011, 153 p., 16 , ISBN : 978-2-363-71005-5 Imprimer
Cest la fin. Il ny a plus rien. Tout est effondré. Steppe partout ! Cest par un tonnerre de livres (Désenchantement de la littérature, LOpprobre, LEnfer du roman) que Richard Millet nous annonce le grand vide des temps et des lettres. Et ces jours-ci, coup sur coup, deux livre siamois : Arguments dun désespoir contemporain et Fatigue du sens. Cette ardeur démultiplicatrice a de quoi surprendre chez un ennemi déclaré du nombre. Quelle assiduité dans le désarroi ! Quelle endurance à dire la fatigue ! Cette fatigue nous gagne, à lire ces deux textes, où nous use moins le désespoir (quoi de plus désespérant quun optimiste ?) que la répétition un des visages du démon, selon Richard Millet
Fatigue du sens inquiète ; non pas tant parce quil y est question du rapport entre les figures de limmigré et de lautochtone en des termes propres à atterrer les zélateurs du Bien, que parce quon y ressasse jusquà létourdissement : pas moins de 150 pages, et deux fois autant de fragments, pour déplorer la dilution des singularités dans le bouillon américain du marché, du métissage, du nombre ; pour signifier linanité des multitudes apatrides ; pour faire part de la fuite de lécrivain Richard Millet, non au désert, mais dans «lapartheid volontaire». («Apartheid volontaire» ? Étrange, cette façon dont certains écrivains pourtant au fait, en général des pièges du langage, sont prompts à ramasser les mots de lennemi, pour les lui jeter au nez, assortis dun signe moins ripostes qui se veulent radicales, «anti-politiquement correct», et ne sont que spectaculaires... À novlangue, novlangue et demi ! Et cest ainsi quà la surdité soppose la surdité ; que souvre dans la langue le plus sûr chemin vers cette guerre civile quon sinquiète par ailleurs de voir poindre aux confins du mensonge contemporain !). Fragments-mantras donc, psalmodies, comme pour tenir Dieu éveillé, et le démon à distance. Nulle échappée dans Fatigue du sens ; mais la même thèse grimée, rhabillée cent fois
Lire un fragment de Fatigue du sens, cest les lire tous, ou quasi. Étrange dépit du lecteur de dériver au long de ce mauvais infini que Richard Millet redoute plus que tout !
«Au début des années 90, est-il écrit dans lessai Arguments dun désespoir contemporain, le Nouvel Ordre moral se mettait en place, irrésistiblement, dans les habits mêmes de lidéal démocratique, avec la volonté de défaire, en les discréditant et en les vidant de leur contenu, les vieilles nations, les langues, le christianisme, la musique savante, la littérature, le secret, toute forme de pensée indépendante, au nom du relativisme généralisé et des lobbies minoritaristes qui prenaient le contrôle de la pensée». Richard Millet a des airs de Polycarpe, ce saint qui senfuyait en criant, mains sur les oreilles : «Mon Dieu ! Dans quel temps mavez-vous fait vivre !» Saint Polycarpe a son charme, et cest à bon droit que Richard Millet méprise ce dont senorgueillit notre Très-Bas-Empire : son horizontalité hyperdémocratique, athée, antiraciste, bavarde, procédurière et tautologique, travaillant frénétiquement à la prolifération du Même ce quen laquais comique de lAmérique protestante et multiculturelle, la France nomme diversité. Cependant
«Ce monde nouveau, ce cauchemar post-humaniste, Nietzsche, Péguy, Spengler, Bernanos, Guénon, Huxley, Orwell, lont annoncé, Heidegger, Arendt, Marcuse, Debord, Baudrillard, Steiner, Muray, Fukuyama, Lyotard, Gauchet, Lipovetzky, Sloterdijk, Schaeffer, Michéa en ont proposé à des degrés divers la généalogie, la description, lherméneutique [
]». Aimable procession ! Cest quon se presse, depuis un siècle, pour jeter la dernière poignée de terre sur le cadavre de lOccident, dont la sanie phosphorescente est prélevée, avec régularité, pour être mise en bocal, analysée, étiquetée. Ainsi, à quoi bon multiplier les requiems, quon sait par cur ? Et puis Richard Millet, tétanisé par le monde tel quil va, cest-à-dire tel quil ne va, cest vrai, plus nulle part, sinquiète médiocrement de chercher la cause de cette fringale de néant, de cette passion maladive pour le rien. Quand on prétend avoir la passion de lorigine, on jette sa sonde un peu plus profond ! Alors, coupables, les «bien-pensants», «antiracistes», droits-de-lhommasses et autres démocratistes ? Sans doute, mais naccablons pas tant notre clique dimbéciles horizontaux. Nos petits kapos du parc dattractions moderne, pour durs et rassis quils soient, sont plus fragiles quon ne croit ! Que pense en revanche Richard Millet de ce plus gros morceau de la curieuse fatalité du destin européen ? Comment saccommode-t-il de ce que cest lEurope, et le mûrissement, le pourrissement, de ses meilleurs fruits, qui sont la cause de son tragique effondrement ; que cest delle, puisquil faut rappeler cette banalité, que sont sortis les vers du nazisme, du communisme, du fascisme ; quenfin cest sur ses ruines quont pu prospérer lAmérique et ses ersatz culturels ? Richard Millet touche quelque chose du doigt, mais pas plus, quand il écrit : «Il est possible que lhorizontalité culturelle (ou le multiculturalisme, ou le relativisme généralisé) soit le contrecoup, voire le prix que doit payer la culture humaniste pour avoir non seulement permis le goulag, Auschwitz et Hiroshima, mais aussi les justifier a posteriori, en un mouvement expiatoire qui trouvera dans le Spectacle post-éthique sa vraie justification» Permis le goulag, Auschwitz et Hiroshima ? Les justifier a posteriori ? Ô subtilité, qui dit bien la honte de lhomme européen, davoir chu de lui-même comme un grand quil était!
Dès lors, en appeler, contre lidéologie du métissage, contre «leffondrement de la langue», et contre la fin, certes regrettable, du «grand roman des origines», à la pureté de la langue et de la race ? «Jaime non seulement quil existe des races, mais aussi leur pureté qui, comme la pureté des frontières, mempêche de haïr le genre humain, dont je suis pourtant lennemi». Bien. Peut-on seulement se demander, tout en tenant à bonne distance lantiracisme de sacristie, ce que ce mot de «pureté» et ce mot de «race» peuvent, accolés, avoir, pour certains, dabsolument inaudible ; si tel écrivain qui, comme Richard Millet, se répute, à bon droit, soucieux de la langue, peut revendiquer duser de ce mot si amoché de pureté, comme on irait cueillir des coquelicots, innocemment, à Tchernobyl ? «Je ne suis excessif que par contraste ou par refus», écrit Richard Millet, qui ne manque ni de vigueur ni de courage ; mais lexcès seul, sans espérance, sans aspiration, sans tension ? Non plus lexcès, mais le confort
Et la bigoterie antiraciste, les Nicole Caligaris de tout poil, ont alors tôt fait de vous rejeter, non dans lombre chérie, non dans la douce moiteur des marges, mais dans lhistrionisme de la pestilence, où lon fait, entre soi, des enfants mort-nés.
«Jai appris à lire en même temps quà tuer», annonce Richard Millet en ouverture de ses Arguments. Et plus loin : «Je ne suis pas un homme cruel. Je hais la souffrance et lagonie, et je ne crois pas à la victoire de la mort. Pourtant, jai tué beaucoup danimaux, surtout des chiens». Notre saint Polycarpe libano-limousin ne cultive, on laura compris, ni la compassion d'un Hulot, ni lenthousiasme benêt d'un Bégaudeau, ni la charité caramélisée d'un Mgr Gaillot. Il apprenait à lire en tuant des chiens, quand nous désapprenons de lire, en faisant du chien un citoyen comme les autres. Ainsi, quand il écrit : «Le monde où je suis né est mort», nous le croyons sans peine, mais après tout, avoir eu un monde, cest toujours ça de pris, et puis ça fait de beaux livres : Le Goût des femmes laides, Le Sommeil sur les cendres, lextraordinaire Confession négative. Un monde englouti ? Mais ça tient chaud ! «Si je ne puis plus me référer au monde où je suis né, ni à celui dans lequel jai grandi, non plus quà la somme dexpériences qui me constituent, au premier rang desquelles la guerre, il ne me reste plus, par un coup darchet injustifiable autrement que par son audace, quà décréter que mes valeurs ne sont pas obsolètes mais, au contraire, terriblement actives, et que le monde doù je viens nest pas mort, quil mest possible de le rendre sensible [
]»
Voilà peut-être, au fond, le mot le plus vigoureux du livre, aux antipodes du mot de fin, qui est navrant : «Fidèle, je ne le suis quà moi-même» ! Non, cher Richard Millet ! Ceci, cest le mot du dernier homme, s'avalant lui-même dans un bruit de courant d'air... Vous ne mangez pas de ce pain-là, vous qui croyez, affirmez-vous, à la Résurrection.
Jean-Baptiste Fichet ( Mis en ligne le 29/08/2011 ) Imprimer
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