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Littérature -> Essais littéraires & histoire de la littérature |
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Littérature, révolution et liberté | | | Boris Souvarine Tragédie des lettres russes Pierre-Guillaume de Roux 2014 / 24 € - 157.2 ffr. / 322 pages ISBN : 978-2-36371-087-1 FORMAT : 12,5 cm × 19,5 cm
Jean-Louis Panné (Préfacier)
L'auteur du compte rendu : Professeur agrégé d'histoire, maître de conférences à Sciences Po, et Secrétaire général adjoint du Comité international des sciences historiques, Pascal Cauchy a étudié l'histoire et l'historiographie de l'Union soviétique et le militantisme au sein du Parti communiste français. Il collabore à plusieurs revues de sciences sociales (Vingtième Siècle, revue d'histoire ; Communisme). Il est conseiller éditorial auprès de maisons d'éditions françaises. Imprimer
Un recueil de textes de Boris Souvarine nest jamais une publication à fonds perdus. Lhomme nest pas forcément des plus connus du public mais il a laissé une trace importante dans le grand combat intellectuel qui opposa les communistes, leurs thuriféraires et ceux qui, parfois pour des raisons divergentes, dénoncèrent sans relâche limpitoyable dictature soviétique. Souvarine fut de ceux-ci après avoir été un des pionniers du communisme français. Sa connaissance du russe et de lappareil communiste international lui permet dêtre une vigie particulièrement efficace pendant plus dun demi-siècle. Ses réseaux multiples lui amènent des informations rares et précieuses sur lévolution des choses en URSS. Il sait mieux que quiconque décoder la propagande, le langage convenu, repérer dans une nouvelle insignifiante des drames de toute autre ampleur. Très vite, il comprend les mécanismes idéologiques qui forgent les pratiques totalitaires. Il en est linfatigable dénonciateur en France malgré lhostilité des communistes français et de leurs complaisants alliés prêts à justifier les pires violences au nom de la défense dun idéal...
Les textes présentés ici ont un intérêt singulier, celui de souligner la répression littéraire qui fut une des grandes affaires du communisme. Elle est la réplique à la formation dun «homme nouveau» qui implique la participation des «ingénieurs des âmes» que sont les écrivains et, dune manière générale, les artistes. La naissance dune culture prolétarienne, véritablement révolutionnaire, suppose deux choses, léradication du passé comme déterminant social et lavènement dune esthétique qui est subordonnée aux contingences de la lutte politique. Jamais navaiton été aussi loin dans latrophie du monde des arts et des lettres, et avec une telle violence.
Les articles de Souvarine sont publiés de 1937 à 1965, une période qui a lavantage de couvrir à la fois la Grande Terreur et les modes de répression plus mous mais plus sophistiqués du «Dégel». Ce recueil fait linventaire de tout larsenal répressif en la matière : la censure, larrestation et la disparition, le procès public, lautocritique, le dénigrement, la «réhabilitation», lomission, les purges des bibliothèques, la mutilation des textes, lart de la citation, linstrumentalisation des occidentaux. Tout y est, assurément.
Mais ce livre vaut autant par ce que Souvarine dénonce que par ce quil nous montre de la littérature russe. La terrible litanie de noms, parfois bien oubliés, quégrène Souvarine, révèle la puissance et la vitalité de ces générations décrivains, romanciers et poètes, disparus à jamais, à luvre brutalement interrompue et mutilée. Un âge dargent avait précédé lâge de fer. La Russie, en quelques années, avait donné au monde une pléiade considérable dartistes et décrivains de premiers plans. Puis 1917 arriva. Il y eut ceux qui choisirent lexil : Bounine (prix Nobel), Méréjkovsky, Balmont. Ceux, nombreux, qui crurent dans les premiers temps à lavènement heureux des temps nouveaux : Maïakovsky. Ceux qui combattirent et payèrent le prix de la défaite comme Goumilev. La plupart eurent vite à composer, le régime ayant le monopole de lédition et bientôt des salaires et du contrôle social avec l'Association des écrivains soviétiques. Lors de purges, la plupart furent éliminés, «répressiés» dans le langage du temps. La liste est bien longue ; Souvarine létablit sans faillir. Il y a, bien entendu, ceux qui trouvent leurs avantages et Gorki le premier, et cet Ehrenbourg, porteur de valises du régime, pour lequel Souvarine semble avoir une certaine indulgence. Arrive la seconde génération, celle que lon ne fusille plus mais que lon torture moralement, cest, par exemple, Boris Pasternak dont «laffaire» de la publication de Jivago et du prix Nobel est minutieusement étudiée ici. Lalternative politique sera Cholokov et son Don paisible.
Le «Dégel», cest le moment de rééditer, de sortir du purgatoire des lettres, mais toujours avec la pensée que ce que lon donne à lire aux peuples soviétiques participe à leur édification idéologique. De plus, la matière est rare, parfois confidentielle. Si Dostoïevsky est réédité, les tirages sont faibles et les quelques textes publiés le sont sous contrôle. Il en est de même pour les «classiques» occidentaux qui alimentent les nouveaux manuels à partir des années 1955 (Maupassant, Dumas, Heine). Il sagit de nourrir lappétit de la nouvelle intelligentsia que rebute définitivement la prose du «réalisme socialiste». Souvarine nest pas dupe des «réhabilitations» des années 1960 (Pilniak, Babel, Zamiatine
), il y décèle même des continuités dans les pratiques répressives, comme le détournement du sens des mots, base de cette «logocratie» (selon lexpression dAlain Besançon), quest devenu le régime communiste. Le contrôle des mots est bien le prélude au contrôle des âmes. Aujourdhui, la chose ne nous est pas nouvelle, mais elle est au cur du projet révolutionnaire, elle en est peut-être la trame ; cest ce qui expliquerait lacharnement inégalé du système à lencontre des gens de lettres.
Cest, au fond, la question que lon se pose à la fin de cette lecture passionnante. Pourquoi les révolutionnaires ont-ils mis partout et toujours tant dénergie à réduire les arts, et dans le sang ? Un peu de censure aurait suffit. Alors quoi ? Rejet dun «élitisme» ? Surestimation du caractère subversif de la littérature ? Volonté déradiquer tout ce qui senracine dans un passé que lon veut révolu ? Le négligé intellectuel des dirigeants nen est certainement pas la cause principale. Il y a là quelque-chose à approfondir : interroger la nature même du projet révolutionnaire et des rapports quil tisse entre littérature et politique.
Il faut dire le bien de lappareil critique, très scrupuleux, érudit, de Jean-Louis Panné, le biographe de Souvarine. La présentation des textes comme les notes sont particulièrement utiles pour ceux qui ne seraient guère familiers des lettres russes. Enfin, lannexe propose de précieux textes, en particulier cet appel des écrivains russes, paru dans Le Temps le 12 juillet 1927, dernier signal dalerte avant la grande catastrophe. Un document à découvrir.
Pascal Cauchy ( Mis en ligne le 23/09/2014 ) Imprimer | | |
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