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Littérature -> Essais littéraires & histoire de la littérature |
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Docteur Destouches, je présume ? | | | Philippe Roussin Misère de la littérature, terreur de l’histoire - Céline et la littérature contemporaine Gallimard - NRF Essais 2005 / 31.50 € - 206.33 ffr. / 754 pages ISBN : 2-07-077321-3 FORMAT : 14 x 18 cm Imprimer
Faire apparaître le nom (ou mieux encore la photo, quand on arrive à en obtenir les droits si onéreux) de lauteur de Mort à Crédit sur la couverture dun ouvrage est devenu une stratégie de lancement courante. Les éditeurs savent quun délicat fumet de scandale et dinterdit va immanquablement flatter les narines du chaland, et plus précisément de toute une clientèle dacharnés qui se tiennent prêts à bourse délier pour compléter jalousement leur collection de céliniana
Lessai ambitieux et érudit de Philippe Roussin dépassera (très largement même) les attentes dun public exclusivement célinien. Car Misère de la littérature, terreur de lhistoire est sans doute une des meilleures réflexions sur la Littérature, au sens large et majuscule du terme, parue depuis de nombreuses années.
Certes, le fil conducteur du travail de Roussin est bien le parcours, ou plutôt la cristallisation progressive des deux avatars qui constituent la figure si complexe de Louis-Ferdinand Céline : le médecin et lécrivain. Adoptant une approche sociocritique des plus convaincantes, qui ne perd jamais de vue le contexte idéologique, social, culturel et politique de lémergence dun tel «cas» dans les lettres françaises, Philippe Roussin se refuse à céder aux dichotomies faciles : celles qui consistent par exemple à distinguer le romancier du pamphlétaire, le bon styliste argotier du salaud polémiste et antisémite, en somme le Céline davant 1937 et celui daprès.
La contribution la plus intéressante de Roussin en la matière réside sans doute dans la mise en évidence des charnières entre certaines prises de position, attitudes face aux médias, choix décriture et dénonciation quon pourrait croire au départ inconciliables ou paradoxaux. En son temps, Philippe Alméras avait déjà répondu à maintes questions sur larchéologie des idées de Céline ; il sagissait darticuler cette genèse et cette dérive avec lesprit dune époque bouillonnante, tourmentée par les crises matérielles et spirituelles quelle traverse. Voilà qui est désormais chose faite.
La première partie de lessai, consacrée à la littérature de la médecine, aborde remarquablement le passage de lutopie hygiéniste du Docteur Destouches au nihilisme thérapeutique de lécrivain Céline. Ou comment on voit un docteur fringant, acquis aux idéaux dun hygiénisme planifié (tel quil a pu en voir les applications chez Ford) passer à une pratique de «médecin des pauvres» plus pessimiste certes, mais indéniablement plus proche des réalités humaines.
Roussin articule ensuite à la figure du «Vésale social» du romancier celle de spectateur nocturne de la société de son temps. La banlieue devient le territoire sordide dune aventure picaresque «en négatif» doù naîtra Voyage au bout de la nuit, roman empreint dune vision de lhomme désespérée et traduite dans une langue dont on connaît la puissance subversive
Lexploitation de cette langue orale-populaire est elle aussi revisitée, en élargissant la perspective adoptée par Henri Godard dans son «Poétique de Céline». Roussin exclut a priori Céline des mouvements littéraires ou des familles dauteurs populistes ayant tenté de réintroduire les tournures parlées dans leur roman : «Les tentatives autour de linclusion de la langue parlée et de loral dans la littérature ouvraient sur un projet culturel et politique tendant à mettre à jour un partage linguistique de la société dans la visée dune réconciliation, à lexception de Céline, chez qui lusage de la langue populaire devait au contraire servir à montrer les limites sinon lillusion dune telle pacification. »
Dans la typologie des intentionnalités des écrivains usant de loralité (poétique du pays de lenfance chez Nerval ou Proust ; régionalisme de Giono ou de Ramuz ; imaginaire national dAragon), Céline, irréductible cavalier seul, ne trouve donc pas réellement sa place. Pour la bonne raison, comme lexplique Roussin, que « lidée dune poésie nationale populaire qui sétait déplacée dans le roman (
) navait pas, dans son principe, les résonances nationalistes quelle devait prendre chez Céline ». Roussin préfère plutôt voir dans lécriture célinienne lépanouissement du «purisme populiste» développé par un Rémy de Gourmont, qui ne méprisait pas le recours à des mots populaires pour régénérer et réunifier le français et donc le prémunir face à la menace du «métissage», par des emprunts à des langues étrangères. Cest par cette lecture aussi pertinente quaudacieuse que Roussin brise une démarcation enracinée depuis les années 60, en concluant que chez Céline lécrivain et lidéologue ne font quun et que cette unité nest compréhensible quen analysant en profondeur, moins sa conception de la littérature, que sa vision de la langue.
Certains rapprochements développés au cours de louvrage peuvent sembler plus hasardeux, tels le parallèle entre lécriture de Céline et les performances des avant-gardes ou encore le détour par la notion de misère chez Georges Bataille
Il nempêche que le lecteur se trouve ici plongé au cur des problématiques les plus cruciales en matière de création littéraire : le style, les idées, le rapport à la critique et linstitution, le devenir de luvre et de limage de son auteur. La conclusion déroute, par lultime retournement auquel elle propose dassister : Céline, écrivain ayant nourri la Terreur des lettres par une furie qui navait rien de démentiel, devient in extremis le protecteur de ceux dont il aurait pu être le plus logiquement du monde le bourreau. Roussin nous invite à relire dans ce sens le passage du sauvetage des enfants handicapés dans Rigodon, ultime roman terminé en trombe par lermite de Meudon à la veille de sa mort
Philippe Roussin entre donc de plain pied en Célinie Majeure, avec un essai qui peut être qualifié de référence et dans lequel il nhésite pas à défoncer certaines portes que dautres avant lui auraient sans doute préféré laisser verrouillées.
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 10/04/2005 ) Imprimer | | |
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