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Et Dieu et Diable
Mikhaïl Boulgakov   Le Maître et Marguerite
Robert Laffont - Pavillons poche 2012 /  8 € - 52.4 ffr. / 643 pages
ISBN : 978-2-221-11686-9
FORMAT : 12,3 cm × 18,3 cm

Claude Ligny (Traducteur)
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En ouvrant Le Maître et Marguerite, qu’un démon de vos amis vous a recommandé, vous vous préparez à quelque chose de vaguement slave, sous les ciels carcéraux du collectivisme ; un étudiant écorché mâchonnant des patates staliniennes dans les couloirs d’un appartement communautaire moscovite, par exemple.

Paraissent, pêle-mêle, le diable undercover disputant de sa propre existence avec un littérateur athée, un chat obèse trottant sur ses pattes arrière, un dénommé Yeshoua qui n’est pas exactement Jésus, Ponce Pilate pleurant sur ses mains sales, enfin Marguerite prise à Goethe pour être jetée sur un balai enchanté, par-dessus Moscou : n’en jetez plus.

Dans le Moscou des années 30 donc, un professeur de magie noire, Woland – le diable­ sous cape –, surgit flanqué de sa suite : Béhémoth le chat noir, Koroviev le dandy monoclé, Azazel le tueur et Hella la succube : sortes de superhéros sardoniques et boute-en-train, malicieux plutôt que maléfiques, et dotés de pouvoirs illimités. Cet attelage bariolé déboule dans Moscou mesquin pour y jeter une pagaille hallucinatoire ; tombent les masques, et avec eux, un ordre hypocrite et mortifère, figé dans l’arrogance matérialiste. À cette débauche de farces et attrapes, de harcèlements jubilatoires, menée de main de maître par Satan chef d’orchestre, se mêle un autre récit, à l’âpreté crépusculaire : les derniers jours de Yeshoua Ha-Nozri sous Ponce Pilate. Ces pages sont d’un roman dans le roman, écrit par le Maître, écrivain martyr que les vexations ont rendu fou, et qui a tourné son dos éreinté à sa Marguerite.

Le Maître et Marguerite est prodigue en diable, qui déploie un luxe inouï de tons et de thèmes, assemblés dans le chaudron d’un mal sauveur, saboteur d’un Bien décrété, pétrifié. Ce roman que Boulgakov mit plus de dix ans à écrire est ensemble merveilleux, pathétique, grotesque, incongru, onirique, caustique, mythologique, cruel, cocasse, lyrique et même gore. Là-dessus, l’épice d’un fantastique outré, dont l’arbitraire confine au viol – viol badin... Le fantastique de Boulgakov est l’arme exorbitante du ressentiment contre un totalitarisme vexateur et recouvert d’un glacis qu’aucun chalumeau ne paraît devoir entamer. Le ressentiment dépité du Maître prolonge celui de Boulgakov, et s’il est justifié, on n’en compatit pas moins avec un des personnages harcelés par la diabolique troupe : «Il ne trouva rien d’autre à prononcer qu’un lieu commun, en l’occurrence complètement inepte : - Ce n’est pas possible !» Pas possible effectivement. Boulgakov, armé de fantastique, tout-puissant exagère. Il joue avec les apparatchiks de son roman comme un chat s’amuse avec une inepte souris, laquelle incapable de comprendre le funeste miracle d’une gueule hilare finit déchiquetée.

«La négation du diable est une idée française, une idée frivole», proclame Lebedev dans L’Idiot. Berlioz, le président positiviste du MASSOLIT – sorte de Société des gens de lettres soviétique – l’apprend à ses dépens, qui affirme au diable travesti son inexistence. «Il a bien failli me rendre fou, en me démontrant que je n’existais pas», déclare ce dernier. Nier le diable, c’est le chatouiller. Boulgakov, face à la congélation des temps dans un Bien postiche, chante le mal, la fécondité joyeuse du négatif, principes de subversion d’un empire étriqué jusqu’à l’obscénité, écrasant la liberté et l’imagination – une seule et même chose pour l’écrivain. L’irruption du diable et de son état-major infernal provoque le dégorgement farcesque de tous les égouts humains. Sur le carré gris sur fond gris du régime, Boulgakov renverse les pots de gouache du merveilleux, de l’humour noir et de l’érotisme. Au long de déambulations vif-argent, c’est un carnage de littérateurs aplatis, de larves officielles, de bureaucrates constipés, d’artistes assermentés, qui finissent à l’asile, au cimetière ou téléportés ad patres. Le tout dans la plus grande allégresse. Béhémoth, chat botté chafouin à la gâchette facile, fait un des bouffons les plus jouissifs de la littérature. Le spectacle de magie, et douze autres épisodes du roman, sont renversants de poésie, de rythme, de gaieté – la farce à son paroxysme.

«Il suffit, comme on le sait, que la sorcellerie commence pour que plus rien ne l’arrête», écrit Boulgakov. Pour sauver son amant, Marguerite intrépide se fait sorcière, se plaçant librement sous le patronage de Satan : «je suis d’accord pour aller à tous les diables !». Sorcière donc, «et j’en suis bien contente», dit-elle... Et voluptueuse, sublime de rage et de compassion, rétablissant bientôt le Maître anéanti par la critique aux ordres, non pas dans la lumière, Yeshoua n’y consentant point, mais dans la paix des persécutés qui ont baissé les bras. La Marguerite de Boulgakov est encore idéale, comme le suggère l’invitation lyrique du narrateur : «Suis-moi, lecteur ! Qui t’a dit qu’il n’existait pas, en ce bas monde, de véritable, de fidèle, d’éternel amour ! Qu’on coupe à ce menteur sa langue scélérate !». Et puis quoi, oui, l’amour existe ! Et la fierté, qui sauve Marguerite et lui donne de sauver à son tour ; car elle est la servante d’un seul Maître. La crème de jouvence d’Azazel la revêt d’une nudité sexy en diable ; une nudité invisible et fulgurante. Elle conduit, svelte, débridée, son rapide balai à travers l’univers, cap sur les Enfers : «J’aime la vitesse et j’aime être nue…»

«Je suis une partie de cette force, qui, éternellement, veut le mal, et qui, éternellement, accomplit le bien» : c'est par cette parole inouïe du Méphistophélès de Goethe, placée en exergue du roman, que tout ici se tient. À Jérusalem comme à Moscou, dieu et diable vont main dans la main, pour les siècles des siècles. Auxiliaires d’un dieu justicier, le diable et ses lieutenants le servent en tant qu’ils sont les dépositaires de la malice, de la fantaisie et de la cruauté. Si le mot ne sonnait pas creux comme une noix pourrie, nous pourrions dire que le mal est ici principe de subversion, et donc de justice. D’ordre. Au coup de sifflet atomique de Koroviev, Moscou chavire sous terre.

À l’évangéliste Matthieu Levi, fanatique et manichéen bien que disciple et messager de Yeshoua, Woland pourra lancer avec mépris : «Aie la bonté de réfléchir à cette question : à quoi servirait ton bien, si le mal n’existait pas, et à quoi ressemblerait la terre, si on effaçait les ombres ? Les ombres ne sont-elles pas produites par les objets, et par les hommes ? […] Veux-tu donc dépouiller tout le Globe terrestre, balayer de sa surface tous les arbres et tout ce qui vit, à cause de cette lubie que tu as de vouloir te délecter de pure lumière ? Tu es bête».

De la bêtise carcérale, du Bien potemkine, le diable seul sauve.


Jean-Baptiste Fichet
( Mis en ligne le 18/05/2012 )
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