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Littérature -> Récits |
| Jean Dutourd Les Voyageurs du Tupolev Plon 2003 / 14 € - 91.7 ffr. / 126 pages ISBN : 2259198686 FORMAT : 13 x 22 cm Imprimer
LAcadémie ne vous rajeunit pas un homme. Tout le rappelle à Jean Dutourd. Tout, même Aragon, dont il fut fou, et qui paraît réduit dans cet ouvrage au rôle modeste de petite madeleine. Dutourd, à vingt-cinq ans, se fût volontiers fait komsomol pour complaire à «Lou-is», comme lappelait Elsa en marquant la diphtongue. Il évoque aujourdhui ce véniel péché de jeunesse avec la gourmandise dun voleur de confitures non repenti. Et cest pourquoi ce court livre de souvenirs, sans façon mais parfois assassin comme un mot denfant, doit être recommandé à ceux qui croient son auteur sorti des entrailles de la littérature française à soixante ans, tout armé de sa pipe, de son épée et de sa moustache chafouine, un Figaro roulé sous le bras.
Or, Dutourd jadis fut jeune et ravi, plus utopiste quAragon soi-même. Lorsque, un jour de 1957, le prix Lénine de littérature convie son jeune vassal parmi sa suite dans lURSS de Khrouchtchev, cest en suzerain quil fait à notre Candide lhonneur mondain de son Thunder-ten-Tronckh oriental, un tapis rouge continuellement déroulé sous leurs pas. Dutourd, bien marri, se voit doté dune valise de roubles en guise de bienvenue et allouer une Zis de maître avec chauffeur, celle-là même de Fadeiev, ex-chef de file des écrivains soviétiques, qui qualifia Sartre de «hyène dactylographe» et de «chacal à stylo» neuf ans plus tôt. Aucune faveur nest négligée pour dissuader notre écervelé de concevoir quelque fâcheux Retour dURSS. Beau travail : un demi-siècle après, Dutourd nest pas consolé dêtre rentré en France !
Pierre Courtade, figure de proue du PCF et de LHuma, les rejoint quelques jours plus tard. En vacances, cest un bon vivant, moins à cheval sur la ligne que les jours ouvrés. Il se rit sans vergogne de la misère environnante, ne serait-ce que pour lignorer. Certains tueraient leur mère pour un bon mot ; Courtade préfère jeter le grand soir aux orties. Un couple de jeunes paysans frigorifiés et affamés lui inspire ce facétieux trait desprit : «Regarde, cest Anna Karénine et Vronski !» Ou encore, apprenant la placardisation de Molotov en Mongolie : «Tant quon a des domestiques, on nest pas vraiment malheureux.» (Rires) De telles boutades feraient croire à lhumaine mesquinerie du plus froid stalinien. «Je pense que ce nétait pas méchanceté de sa part ou insensibilité, veut croire Dutourd, mais simplement le désir de dire une drôlerie.» À force de sacrifier lui-même à lanecdote, lauteur finirait par railler sans en avoir lair.
Le tourisme sexuel et le tourisme stalinien ont ceci de commun quon ny boude pas son plaisir. Dutourd na pas de ces perversités. Certes, il samuse dun piano à queue dans sa suite moscovite, sécure de caviar-vodka au petit déjeuner, sémerveille de la Venise pétersbourgeoise, des reliquaires profanes de Maïakovski et Tolstoï, mais aussi des momies de Staline et Lénine ce goût pharaonique des Soviétiques pour lembaumement. Mais tandis quAragon se grise de plus ou moins bonne grâce aux trompe-lil du réalisme socialiste, notre Jeannot réalise le socialisme en redistribuant ses bakchichs aux vieux garçons dhôtel, résidus fossiles davant le Déluge. Car Dutourd nage en pleine féodalité. Et jubile quand Aragon maugrée «contre la vie en URSS, où, selon lui, tout était lourd, compliqué incommode, rétrograde, désuet, absurde. Rien ne trouvait grâce à ses yeux dans ce pays et dans ses habitants, pour lesquels javais, moi, tant dinclination. [
] Moscou était quelque chose comme Naples dans un climat froid. Comment ne pas aimer Naples et les Napolitains ?»
Pour rajeunir de quarante-cinq ans, le Dutourd 2003 est prêt à tous les ridicules, quitte à se peindre plus naïf quil nétait. Simple élégance. Son Urssie est nonchalante comme du Gontcharov, dérisoire comme du Zochtchenko, nostalgique comme du Tchekhov. Si nostalgique quau retour, il ne voit même plus le grotesque dun Georges Marchais, attablé près de lui au Véfour, «très agréable convive qui navait pas grand-chose en commun avec le ridicule personnage crayonné par les caricaturistes ou parodié par les chansonniers». Cest bien simple, il navait pas connu pareille nature, bonhomme et truculente, depuis sa rencontre avec le roué Thorez dans son fauteuil roulant, dernier accessoire de son légendaire charisme
Jean Dutourd a reçu en 2001 le prix Saint-Simon pour ses Mémoires dun enfant. Souhaitons-lui en 2003 le prix de la comtesse de Ségur pour ce nouvel enfantillage, non dénué dinnocente cruauté.
Olivier Philipponnat ( Mis en ligne le 29/10/2003 ) Imprimer | | |
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