|
Littérature -> Policier & suspense |
| |
Et ce dont on ne peut parler, il vaut mieux le taire | | | Heinrich Steinfest Requins d'eau douce Carnets Nord 2011 / 20 € - 131 ffr. / 392 pages ISBN : 978-2-355-36047-3 FORMAT : 14,2cm x 20,9cm
Traduction de Corinna Gepner Imprimer
Un roman policier étonnant, et à découvrir absolument : Heinrich Steinfest est né en Australie (1961) et vit à Stuttgart, il est dorigine autrichienne et son héros, Richard Lukastik, 47 ans, est un policier viennois. Il mène, avec la confiance désabusée de son supérieur hiérarchique, une enquête sur un meurtre étrange : un cadavre retrouvé dans la piscine sur le toit dun immeuble viennois. Un noyé dans une piscine : rien détrange à cela mais le noyé a été également déchiqueté vraisemblablement par un requin. Conclusion qui ne va pas de soi, mais que découvre assez vite Richard Lukastik.
Lenquête a son intérêt, mais bien davantage la personnalité de Richard Lukastik. Misanthrope, sceptique sur lespèce humaine, il a toujours sur lui un exemplaire du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein (lauteur de la célèbre remarque : ''Et ce dont on ne peut parler il vaut mieux le taire'') et louvre régulièrement à ses pages préférées quil considère comme des «poteaux indicateurs». Autant dire quil rencontre peu de compréhension autour de lui !
A la cinquantaine, il est revenu vivre chez ses parents, où sest installée aussi sa sur. Chaque soir, il se soumet à un rituel inchangé : partager avec ses parents et sa sur une assiette de soupe confectionnée par le père, puis il part dîner en ville, toujours dans la même auberge. Il a abandonné une carrière possible de musicologue pour devenir commissaire de police, ce que sa mère ne lui pardonne pas. Homme de rituels («laisser les cigarettes se consumer, cueillir les fruits uniquement de la main gauche, etc.»
), il roule en Ford mustang dorée, et ne sembarrasse pas de courtoisie inutile avec son entourage, professionnel ou non. Résolument solitaire, parfaitement indifférent aux conventions sociales, il aime composer des couples improbables au gré des circonstances : ses collaborateurs, un témoin à protéger et un suspect potentiel
Les liens entre Wittgenstein et Lukastik sont nombreux et Heinrich Steinfest se plait à les semer au fil des pages de façon allusive : autre enquête dans lenquête ! L'auteur promène son commissaire de Vienne, «la» ville submergée dhistoire et de culture, aux zones sombres, à Zwettl, bourgade à environ 200 kms, dont on ne verra pas grand-chose si ce nest une station service, centre commercial, «LEtang de Roland», tenu par un couple là aussi improbable, aussi improbable que laquarium aux poissons mécaniques qui tournent inlassablement en décor kitsch, comme la veste de cow-boy blanche que porte la généreuse hôtesse
Aussi improbable dailleurs que lenquête elle-même, menée par Richard Lukastik avec ses méthodes personnelles irritantes qui renvoient dune certaine façon «à son amour pour une philosophie claire comme du cristal et une musique sérielle non moins cristalline». Puis retour final à Vienne.
Si Zwettl est le monde de la non culture (bien quun couvent y conserve une célèbre et riche collection de manuscrits), de la consommation matérielle inutilement clinquante, Vienne au contraire vit comme les collaborateurs de Lukastik au rythme de lopéra, de la peinture, de façon éventuellement un peu absurde, à limage des locaux que la police partage avec lOsterreichische Galerie. Ce qui conduit Lukastik à travailler sous un retable baroque.
Si Lukastik est le personnage central, les autres personnages sont aussi très construits, parfois en quelques phrases, ou plus longuement, comme Jordan le subalterne, rival lié à Lukastik par une détestation mutuelle et qui lui aussi a une partie cachée de sa vie. Chaque personnage a un secret, de Lukastik à la victime en passant par le coupable
Une galerie étonnante : du spécialiste de requins hydrophobe à lénigmatique jeune fumeuse avec une poussette denfants, en passant par les collaborateurs immédiats, le couple qui tient ''Létang de Roland'' ou la directrice dun établissement de soins qui a recueilli deux chiens nommés Bacon et Burton
Heinrich Steinfest écrit bien (et est bien traduit), manie lhumour et lironie, sait construire une intrigue et mener un récit, stimule la curiosité, lintérêt, lamusement du lecteur. Très connu en Allemagne (il a reçu quatre fois le prix du polar), il mérite de lêtre aussi en France !
Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 21/03/2011 ) Imprimer | | |
|
|
|
|