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Mythes et réalités révolutionnaires | | | Roberto Ampuero Quand nous étions révolutionnaires JC Lattès 2013 / 22,90 € - 150 ffr. / 492 pages ISBN : 978-2-7096-3942-2 FORMAT : 14,0 cm × 22,5 cm
Anne Plantagenet (Traduction) Imprimer
Elle en a égaré des illusions, cette idée révolutionnaire. Lun des derniers avatars du mythe dune révolution heureuse, souriante, gentiment exotique, est sans doute Cuba, ultime vestige dun monde décati. Dans cet ouvrage qui mêle habilement roman et autobiographie, Roberto Ampuero évoque, après tant dautres, le mirage cubain et sa réalité. Car lauteur, désormais ministre de la culture dun Chili finalement démocratique, fut également ce jeune militant communiste chilien, fuyant le coup dEtat Pinochet (un 11 septembre parmi dautres) pour les paradis socialistes : échappé en RDA, il y croise des communistes chiliens inquiétants
et lamour de sa vie, Margarita. Une rencontre qui décide, un temps, de sa vie : Margarita est cubaine, fille du commandant Cienfuegos procureur général puis ambassadeur cubain à Moscou. Un homme puissant, au cur du pouvoir cubain. Les deux jeunes gens se marient, envers et contre tout, et sinstallent dans le Cuba des années 70, sous la protection de lEtat cubain. Pour le militant chilien, cest un rêve qui se réalise : exit la triste Allemagne de lEst et découverte du castrisme, de ce modèle qui acclimate le marxisme et les tropiques.
Mais sans doute trop idéaliste (voire naïf), Ampuero réalise lentement les limites économiques, culturelles, sociales - de la révolution cubaine. Il en perçoit également, via les relations de son beau-père, les tensions idéologiques : le tableau de la révolution caraïbe se noircit progressivement, au fil des rencontres, des silences, des confidences
et jusque dans le couple. Quand Margarita, enfant choyée de la révolution, sinsère dans la nomenklatura cubaine, Roberto se marginalise, observe les réfugiés chiliens partagés entre complot et manipulation, et hésite. Peu à peu, lauteur se mue en opposant discret, en critique intime de lîle, de Castro et de son régime. Le mythe cubain vacille, seffondre. La chute est sévère : chassé de son couple et du cocon familial, Ampuero découvre le quotidien de la déchéance cubaine, entre petits boulots et quête dun abri et de nourriture. Au hasard de ses rencontres (des étudiants contestataires, un poète traité en exilé intérieur, des révolutionnaires chiliens, un dentiste contre-révolutionnaire, etc.), lauteur découvre lautre face de la révolution cubaine qui na pas, loin sen faut, accompli la promesse de salut terrestre pour tous. Une révolution quil cherche désormais à fuir, par tous les moyens.
Louvrage est passionnant, déjà en ce quil propose de lîle un tableau très large, passant des villas de lélite du régime aux banlieues pauvres de la Havane. On y croise quelques idéalistes, mais surtout des manipulateurs, des fanatiques, des purs et durs, autant de facettes dune idéologie qui implose du fait de ses contradictions. Ampuero excelle dans ces portraits de révolutionnaires en crise, et sait, dune phrase, communiquer à son lecteur lespèce de tension étrange dans laquelle il baigne, partagé entre son envie dy croire et la réalité de ce quil voit. Ce récit dune expérience cubaine, et surtout des marges dun régime, nest pourtant pas si simpliste et ne se résume pas à une diatribe ou à un témoignage à charge : pragmatique, Ampuero observe les conquêtes de la révolution cubaine, en reconnaît les avancées, les espoirs. Par la voix de certains protagonistes, il nuance ses critiques, distingue acquis et échecs, dresse un bilan non pas négatif, mais critique : en lui, lidéologue et lidéaliste croisent le fer, à chaque rencontre, à chaque constat.
Au-delà dune belle autobiographie, et dun tableau très réussi de la révolution cubaine, cet ouvrage pose donc la question, sempiternelle, de lidéal politique et de ce que lon est prêt à sacrifier pour y parvenir : tel un Candide dessillé, lauteur nous entraîne à travers les paysages de la révolution cubaine pour une odyssée idéologique et sociale riche et dense. Un témoignage qui fait date.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 04/09/2013 ) Imprimer | | |