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Vann à deux balles (ou un peu plus) | | | David Vann Dernier jour sur terre Gallmeister - Totem 2014 / 10,50 € - 68.78 ffr. / 265 pages ISBN : 978-2-35178-544-7 FORMAT : 12,2 cm × 18,0 cm
Laura Derajinski (Traducteur) Imprimer
David Vann avait su éblouir et conquérir le public francophone avec Sukkwan Island (Prix Médicis étranger 2010), fable contemporaine dune noirceur sans fond où les ravages de lincommunicabilité père-fils doublés de ceux du retour fantasmé à létat de nature étaient mis en procès. De lorbite sur laquelle il sétait demblée placé, lauteur semblait parti pour, bien mieux que faire carrière, dessiner une réelle trajectoire.
Et voici que sort le roman que la critique établie sempresse de comparer à De sang froid. Le seul mérite dune telle référence est bien de remettre en avant le nom du modèle originel de romancier qui aura réellement réussi à semparer de la vérité systémique dun horrible fait divers, et à sonder celle, individuelle, de ses protagonistes. Or, à lère dInternet, désolé de lannoncer, il nest plus possible de voir émerger de Truman Capote à la surface du globe.
Concédons que le sujet de Dernier jour sur terre a tout pour séduire le Vieil Européen encore convaincu de vivre en territoire civilisé et normé. Alors bien sûr, lAmérique peuplée de fous civiques et de porte-flingues légaux et légitimes ; lAmérique de ces mass-murderers à visage dange, mi-geeks mi-puceaux ; lAmérique du quart dheure de gloire warhollien obtenu à bout portant de fusil-mitrailleur ; lAmérique de ces scènes filmées depuis un hélicoptère girant au-dessus dun lycée plongé dans le chaos et doù sextirpe une théorie dados effarés, accueillis par des psys avant que de lêtre par leurs parents ; cette Amérique du cauchemar climatisé va forcément nous conforter dans lidée que nous, tenants de la démocratie old school, nous nous forgeons de sa sauvagerie foncière.
Dans le premier tiers de son roman, David Vann nous prend par les sentiments, il nous fait entrer en empathie avec ce gamin quil fut, lui, le trop jeune héritier de la collection darmes de son père suicidé. Le rail parallèle de ce récit intime est celui emprunté par Steve Kazmierczak qui, à 27 ans, le 14 février 2008, finit par résoudre les problèmes de personnalité qui lavaient torturé toute sa vie durant en se logeant une balle dans la tête, juché sur lestrade dun auditoire de son ancienne université non sans avoir au préalable mitraillé la salle et tué cinq autres personnes.
Alors que David avait très tôt compris que chasser le cerf au fusil na rien dun loisir noble (ni ragoûtant quand il sagit de dépecer lanimal), Steve nourrira jusqu'au bout une admiration sans bornes envers les serial killers et autres dégommeurs à tout va. Et là où le romancier raconte les heures passées à scruter à travers sa lunette télescopique de lointaines mais potentielles cibles humaines sans céder à la tentation de presser la détente, ce grand malade de Steve se fait chaque nuit des durillons sur les boutons de sa console de jeux, à abattre des silhouettes hélas virtuelles.
La première question que se pose Vann est de savoir pourquoi, doté de larsenal et du bagage génétique qui étaient les siens, il nest pas devenu un Steve Kazmierczak. Une telle interrogation existentielle peut se comprendre, puisquil y a bien un point commun entre les deux personnages, soit ce rapport malsain aux armes à feu. Une telle interrogation peut même être à la base dune réflexion profonde sur lidentité, laltérité, le fatum, le hasard, bref, tout ce qui fait la littérature. Mais Vann se fourvoie dès quil évoque, sans véritablement en expliquer les principes, sa méthode dinvestigation excusez langlicisme, il est inévitable.
Et il faut maintenant user dun plus vilain mot encore, qui na a priori pas sa place dans une critique littéraire, celui de déontologie. La déontologie, pour un écrivain soi-disant vériste, ce serait une forme déthique appliquée strictement à son projet décriture, qui en garantirait, non pas la bonne morale, mais la cohérence et lhonnêteté. Or, lorsque Vann avoue, à maintes reprises, avoir approché plusieurs témoins de cette affaire privilégiés parce quils furent des proches (parents, petites amies, partenaires sexuels furtifs, copains, profs) en prétendant écrire un roman sur le drame du suicide et non sur la tuerie en soi, la première incartade à ces principes élémentaires de composition est commise. De nombreux lecteurs jugeront sans doute cette façon dexposer sa méthodologie, sinon franche, du moins audacieuse. Jusquau moment où dans les remerciements ils liront que Jessica ou le rebaptisé «Mark», par exemple, «ne seront sans doute pas très heureux de certains jugements ou commentaires que jai pu rédiger dans cet ouvrage, mais je tiens à les remercier de mavoir parlé si ouvertement, et je leur accorde mon entière compassion dans ce deuil quils traversent».
La belle démonstration de chaleureuse humanité envers des personnes qui ont été leurrées pour se voir soutirer des informations ! Et encore heureux si Jessica (la principale ex du tueur) ou «Mark» nen sont sortis que «pas très contents» quand ils auront découvert à leur encontre des diagnostics aussi péremptoires que celui-ci : «le fait que Mark pense encore en termes de succès ou décrive encore aujourdhui les actes du tueur comme une méthodologie prouve quil est mentalement malade. Cest une des limites de ces signes avant-coureurs. Et si tous les proches dun tueur de masse étaient eux aussi un peu fous ?» (p.110). Mesure-t-on la gravité de limpact quun tel propos peut avoir sur un destin particulier, si la personne quil concerne sy reconnaît ? Et quelle est la véritable intention de la question oratoire conclusive, sinon dinstaller une paranoïa absolue ? Quand un écrivain troque de la sorte la plume contre la blouse blanche, il devrait pouvoir être possible de laccuser dexercice illégal de la médecine.
Deuxième problème majeur de ce roman, qui découle du précédent défaut : sa définition générique. Quest-ce que Dernier jour sur terre ? Un douloureux jeu de miroir ? Un essai danthropologie, de sociologie, de psychologie ? Un roman dhistoire immédiate ? Un témoignage ? Un pamphlet déguisé contre la NRA et les thuriféraires de Charlton Heston ? Un cri déchirant ? Les petits malins répondront que, puisque tous ces ingrédients sy trouvent mélangés, cest là la Littérature même. Ils seront tout de même bien déçus quand ils sapercevront que le talent de plume de Vann, sur pas loin du tiers dun roman qui compte 250 pages, a consisté à reproduire (ou à vaguement paraphraser) des échanges de mails du personnage dont il sest accaparé le drame. En termes de prouesses stylistiques et de trouvailles narratives, Vann na fait preuve que dune seule forme de talent, incontestable : ciseler des incises entre ses copier-coller.
Et puis, troisième défaut, la soupe clairette du message qui est servi. Manque de sel. Manque de substance. Le bouillon est brouillonné. Seul le jambonneau quon y a plongé est consistant et a du goût. Kazmierczak est en effet le personnage providentiel pour un écrivain en mal dinspiration. Il cumule toutes les tares du vrai taré, tous les vices du pur vicieux, toutes les déviances de lauthentique déviant. Il a sodomisé son chien pour lui apprendre ce quest un mâle dominant, mais cest la moindre de ses extravagances. Il a passé son enfance sur un divan à regarder des films dhorreur à côté dune mère amorphe. Dans les jeux vidéo de tirs quil pratique, il ne vise que les civils ou les Noirs. Il exhibe de temps en temps une carte de membre du KKK, tout fier. Il se fait pénétrer les tympans par les messages subliminaux de Marylin Manson, jusquà aller applaudir le grimaçant et blanchâtre piercé en concert. Il visite des sites de rencontres immédiates pour assouvir sa libido tordue. Il ne se fait volubile que quand il parle dHitler et de Ted Bundy. Il adhère à bon nombre dinterprétations conspirationnistes et sinterroge sur la réalité des avions du 11-Septembre. Il se filme déguisé en marionnette de la série gore Saw.
Une quintessence, le mec. Et surtout, le pire du pire, il connaît par cur LAntéchrist. Or, selon Vann, «presque chaque phrase de lAntéchrist est une incitation au meurtre de masse. Nombre de mes collègues professeurs ne sont pas daccord, mais jai étudié lallemand et lhistoire de la pensée allemande, je nai aucune affinité avec la religion (je suis moi-même athée), aussi devrais-je être en théorie un bon lecteur de cet ouvrage, et je crois toujours que cest lun des pires livres jamais écrits. Steve ladorait. Aucune moralité, juste tuer, tuer, tuer. Imposez-vous, car vous êtes le plus grand, le meilleur». On en viendrait à regretter que luvre de Nietzsche nait pas emprunté le Titanic pour traverser lAtlantique. Cest bon, nen jetez plus, voici donc Kazmierczak, ainsi que Dominique de Roux le disait de lui-même, «déjà pendu à Nuremberg». Il aurait même été plus simple de commencer directement par lexposé de ces édifiantes lectures de chevet pour pénétrer lessence maléfique du personnage, plutôt que dattendre la page 256, et lon aurait économisé deux heures de vie.
Tout cela permet en tout cas à Vann de distiller sa bonne morale, de condamner les libertariens prônant lauto-défense en les assimilant à des surhommes fascistoïdes et psychotiques qui naspirent quà échapper au contrôle dun État totalitaire orwellien. Très bien, nous sommes prêts à les croire ainsi, ces ego triomphants. Mais alors, il ne fallait pas écrire un livre qui, ici proclame sans prouver, là sous-entend sans affirmer, ailleurs se contente d«imaginer» Kazmierczak poser tel ou tel acte, et puis brusquement tire la couverture à soi en murmurant : «cest effrayant, jaurais pu moi aussi déraper». Il ne fallait pas en somme théâtraliser la dégénérescence américaine, si on voulait la dénoncer ; il fallait juste la dire, sèchement, sans état dâme, à linstar de ce que firent les Aînés du gabarit de Truman Capote. Il fallait lancer un camouflet sévère, et pas un livre si cafardeusement voyeuriste (cette immixtion dans le disque dur, informatique et interne, dun raté
) qui en arrive à insinuer le pire poison dans lesprit de son lecteur : le doute quant à la potentielle dose de folie dont lui-même serait atteint.
Cest pourtant ce que fait Vann quand, en décrivant par le menu les gestes du tueur, il sous-entend quils constituent chacun un maillon amenant au massacre final. Et quels sont-ils, ces chaînons, pour la plupart ? Des banalités. Rien que du commun. Car qui dentre nous ne pourrait parfois superposer ses propres traits dhumour déplacés ou scabreux, voire ses dérisoires «LOL» à ceux des mails rédigés par Kazmierczak ? Qui dentre nous ne souffre à des degrés divers de TOC, et ne retourne pas deux fois sassurer si le gaz est coupé et la porte du frigo fermée ? Qui dentre nous na ressenti parfois à un point extrême la frustration, le rejet, lexclusion, la détresse, la solitude, au point de, fugacement, désirer les abolir, quitte à ce que le monde entier sécroule autour ? Kazmierczak, esprit compulsif, obsessionnel, paranoïaque, na semble-t-il pas été assez bien pris en charge médicalement ni surtout affectivement, pour surmonter sa vrillante douleur existentielle. Dautres que lui sont peut-être passés par les mêmes étapes, pires même, et ils ne seront devenus que musiciens, dentistes, agents immobiliers, qui sait ?, écrivains. Pas exécuteurs aléatoires.
Dès lors, si le projet de Vann était bel et bien de mettre sur la sellette lÉtat américain sur sa responsabilité à rendre possibles de telles horreurs en laissant libre le commerce des armes à feu, le bilan littéraire comme politique de son entreprise est nul. Ses conclusions sont à lexacte opposée de ses prémices. À lissue de son roman, lon a plutôt limpression que pour extirper de lAmérique le mal qui la ronge, il sagirait de faire interner tous les Américains. Le droit dasile y deviendrait alors un devoir. Mais peut-être est-ce en fait ce qui sy passe déjà, et alors Vann serait seul, tout seul, à lavoir compris. Il serait du coup grand temps quil réembarque pour Sukkwand Island.
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 29/09/2014 ) Imprimer
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