| François Roux Le Bonheur national brut Albin Michel 2014 / 22,90 € - 150 ffr. / 688 pages ISBN : 978-2-226-25973-8 FORMAT : 14,3 cm × 20,5 cm Imprimer
Ils sont quatre copains de 18 ans, réunis, ce 10 mai 1981, alors que la France se demande encore qui, dun chauve de droite ou dun chauve de gauche, sera élu.
Paul est le moins intéressé : dans ce petit coin de Bretagne, il ne songe quau cinéma, et à dissimuler une homosexualité que ni ses parents, ni ses amis, ni la société ne tolère
Alors la politique, hein ! A ses côtés, Rodolphe est par contre bien plus motivé : lui, le fils dun leader CGT, vieux militant communiste, est lâme des jeunesses socialistes locales, et prêt à en découdre. Son opposition avec Tanguy, le même, mais à droite, passe par tous les prismes de la vie scolaire, sentimentale, etc. Mais ils se définissent comme amis. Et entre eux tous, il y a Benoît, le mutique, le terrien, qui gère les tensions et méprise un peu cette agitation.
Quatre jeunes gens dans le vent, qui vont chacun sattaquer à cette vie, fantasmée depuis leur petit bled breton : ce sera le droit pour Rodolphe, une école de commerce pour Tanguy, une quête à la fois identitaire et sentimentale pour Paul, et lart sans concession ni compromis pour Benoît. Chacun cherche sa voie, se bat pour exister, contre les habitudes, les pesanteurs, les complexes de classe, le regard des uns et des autres.
On les suit, on zigzague entre ces existences avant de les retrouver, vieillis, quarantenaires arrivés, trente ans plus tard. Mariés (pour certains), riches, puissants, épanouis
réalisés enfin ? A moins que, les années passées, les petites trahisons aidant et autres complexités de lexistence, ces quatre héros soient devenus des adultes, avec leurs ambiguïtés, leurs petites lâchetés. Le temps de la maturité est-il forcément celui dune existence débarrassée de ses rêves, et abandonnée au réel ? Les destins des uns et des autres sont, à limage dune France 2009, marqués par la crise. Cest Le Bûcher des vanités, version 2014, ou comment ceux qui, dans les années 80, se représentaient comme des purs, futurs sauveurs dune France qui sennuyait - le jeune entrepreneur modèle Tapie, ou le militant PS qui veut «changer la vie», lartiste tourmenté ou le metteur en scène «social» - se retrouvent, trente ans plus tard, dans la peau de leur parents, englués dans leur propre crise.
Le roman générationnel a toujours ce charme dun destin (ou de plusieurs) qui défilent devant le regard du lecteur, regard complice ou critique, inquisiteur et décomplexé. Le lecteur observe, espionne, scrute
et juge. Avec ce Bonheur national brut, François Roux en donne à chacun pour son argent : dans une longue première partie, on voit les destins se forger, les ombres sappesantir, de diverses manières, sur chacun, les tensions naître, les fragilités apparaître. Chacun, lancé dans ses études et dans la vie, se construit et rêve, se bat. Puis les lézardes se dessinent dans cette histoire damitié selon un schéma attendu : lhédonisme sexuel de lun se heurte aux préjugés des autres, le cadre sup est peu à peu submergé par les affaires et perd lhumain de vue, lartiste trahit sa vocation, lhomme politique devient un politicien
Chacun suit un destin assez convenu stéréotypé qui interpelle, comme une belle figure de rhétorique (la génération des années 80, ses désillusions et ses échecs). Dune certaine manière, tout cela est très moral et chacun est rattrapé par ses fautes (ou ses péchés, selon le point de vue choisi).
Avec François Roux, on sinsinue dans les maisons, les bureaux, les psychés même, avec ce redoutable plaisir du voyeur, on assiste aux hésitations, aux trahisons, aux chutes et aux renaissances. Le rythme est efficace et lon ne sennuie guère, passant dun personnage à lautre et dune existence à lautre. Un bon roman, bien mené, sans doute assez attendu dans son intrigue, mais qui se laisse lire avec un vrai plaisir, comme une fresque menée, avec du style et du rythme, de la génération Mitterrand.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 08/10/2014 ) Imprimer | | |