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Michel Ange mis à nu
Michel Masson   La Chapelle Sixtine - La voie nue
Cerf 2004 /  39 € - 255.45 ffr. / 328 pages
ISBN : 2-204-07302-4
FORMAT : 16x24 cm

L'auteur du compte rendu : agrégé d’histoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure. Il a fait des études d’histoire et de philosophie. Après avoir été assistant à l’Institut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à l’histoire des polémiques autour des origines de l’Etat russe.
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Disons-le d’emblée : l’iconographie de ce livre consacré aux peintures du plafond de la Sixtine est décevante. Mauvaise définition des images, usage «économique» de la couleur, elle-même digne du premier technicolor hollywoodien : on attendait mieux de l’illustration d’une étude censée mieux faire connaître et mettre à nu la peinture d’un maître. Que la Sixtine ait été en travaux ne change rien à ces critiques justifiées, que l’auteur ne devance nullement en préface. La comparaison avec plusieurs éditions peu coûteuses disponibles dans le commerce est accablante et l’on conseillera donc au lecteur de se munir de celle de Gilles Néret chez Taschen, pour suivre de près cette enquête.

Mais quelle est la thèse de Masson ? Pour ce professeur de littérature, qui a publié sur le prophète Elie et connaît bien les textes bibliques, qui servent de supports à la peinture religieuse, on n’a jamais vu que le plafond de la Sixtine est une sorte d’apothéose de la nudité masculine et de l’homosexualité initiatrice. Masson rappelle que l’homosexualité de Michel Ange a été longtemps, et jusqu’aux années 80, un tabou, tout au moins dans les ouvrages pour le grand public, alors que la sensibilité homosexuelle du peintre éclate dans sa célébration du corps masculin, jusque dans les détails anatomiques pudiquement voilés d’habitude (la fascination pour le pénis et de superbes fesses masculines), son goût des mâles enlacements sensuels, le charme androgyne ou la puissance virile de musculatures dignes des «dieux du stade» : même ses femmes ont les visages de «garzoni» grâcieux et des corps d’athlètes. Pour rendre «le grand» Michel Ange acceptable moralement, on feignit d’ignorer que peintures, dessins, sonnets et sculptures célébraient toujours le mâle objet du désir. Ces œillères ont constitué un obstacle à la compréhension des intentions et de la signification pour le maître de sa peinture, aplatie en illustration fidèle du message de l’Eglise catholique. Encore récemment, Jean-Paul II, après avoir consenti à une restauration plus honnête des nus, y a vu l’exposition… de la théologie chrétienne de l’Incarnation.

Le livre de Masson, en prenant au sérieux la sensibilité de l’homme, peintre génial, universel, mais aussi profondément homosexuel dans son œuvre, rompt avec la timidité d’historiens hétérosexuels ou chrétiens embarrassés. Cependant, son idée centrale n’est pas très originale, car le débat existe depuis longtemps en Italie. Les superbes éphèbes androgynes nus (les «Ignudi» de la littérature spécialisée) signeraient une intention délibérément érotique du peintre dans le saint des saints de la catholicité ! L’évidence a des replis invisibles: l’occultation se produit à notre insu déjà dans notre disposition limitée à voir et donc à laisser apparaître. Les homosexuels cultivés et les amateurs de l’oeuvre de Michel Ange, lecteurs de ses sonnets enthousiastes au beau Tomaso Cavallieri, comprenaient immédiatement que l’étourdissant tourbillon des corps, ces postérieurs offerts à l’œil, ces groupes de jeunes hommes savamment dénudés, fiers ou indifférents et superbement désirables, témoignaient d’une intention d’époque : la célébration antiquisante et plus ou moins paganisante, au moins syncrétique, par la Renaissance, d’une réconciliation avec le corps et la sexualité en même temps qu’avec la nature dans une idée de communion. Mais le sujet du plafond de la Sixtine, l’Histoire Sainte résumée dans ses scènes majeures et ses figures les plus emblématiques, a parfois pris le dessus sur l’étude précise des images. Et l’on a souvent souffert de «coma visuel» devant des détails troublants. Intrigué par les discussions interminables des spécialistes sur l’idée maîtresse du plafond, son unité, Masson, partant de l’évidence (souvent déniée) de l’obsession de la nudité, revisite méthodiquement l’œuvre en faisant le pari d’une interprétation globale.

Selon lui, on s’en tire trop facilement en accordant à la nudité le sens univoque de pureté des origines, d’innocence avant la chute, de renaissance à la résurrection ou au contraire en y voyant, comme les censeurs catholiques du Vatican, un scandale à reculotter «manu picturale» (le peintre Daniele da Volterra, désigné pour cette tâche, fut appelé «Braghettone», et, à l’occasion des restaurations récentes, le Vatican, invité à abandonner ces oripeaux d’un autre temps, a limité les cas de retour au nu original). La nudité joue un rôle central, c’est la voie du sens, mais ce sens n’est ni celui d’un traditionnalisme symbolique asexué, ni celui d’une divagation érotique à prétexte religieux. Pourtant il y a bien une inspiration, une furia poétique à lire dans le sens d’une pénétration par la nef jusqu’à l’extase de l’autel. Chemin de lecture que l’Eglise, inquiète, détentrice d’une bombe aussi incroyable, refuse aux visiteurs. Il faut pourtant suivre la piste des vingt superbes Ignudi, qui de leurs regards vers l’entrée accrochent l’œil, et, de leurs corps, entament, rythment et accompagnent la marche prévue, comme les enfants de cœur d’un mystère céleste.

Les seize chapitres travaillent méthodiquement de grands thèmes («Lumière», «Jambes», «Pudeur», «Piège», «Nus», «Nudités», «Nu», «Voies», «Noms», «Désirs», «Scandale», «Elan», «Veillez !», «Mystères», «Pur», «Envoûtement»), et interprètent des scènes en prenant au sérieux le choix des épisodes, les positions relatives des personnages et les moindres détails. Ces arrêts sur image étayent l’idée d’une célébration de l’amour et d’une réhabilitation de la sexualité, avant tout homosexuelle (les femmes, sybilles médiatrices ou Eve génitrice, semblent assez secondaires), dans l’économie du salut. Michel Ange n’a selon Masson pas seulement profité de l’occasion pour placer quelques nus mais librement réinterprété le sens du christianisme, en conformité avec sa propre lecture. Le génie du peintre, ses rapports avec le pape commanditaire, la hauteur des plafonds, les stratégies d’occultation mais aussi le manque d’attention aux détails expliquent que la peinture nous soit parvenue bien que le rebraguettage ait contribué à masquer le sens du tableau. Masson profiterait donc du retour au tableau original pour dépasser les impasses des exégètes antérieurs : en fait, il insiste surtout sur une étrange érection, celle de Cham, fils de Noé, devant son père ivre et abandonné et sur les multiples attouchements, embrassements, enlacements et regards ambigus, «déplacés» en ce lieu.

Rappelant la fidélité de Michel Ange au catholicisme de sa jeunesse, en cette époque troublée, l’auteur voit dans la Sixtine l’épanouissement d’un évangélisme relativement libre. Le Christ imberbe et musclé, apollinien, qui triomphe au-dessus de l’autel et juge vivants et morts, a la beauté physique idéale d’un athlète divin. Il symbolise la fusion dans la théandrie des artistes de la Renaissance l’affirmation d’un humanisme sublime. Mais la religion personnelle de Michel Ange y ajoute un érotisme platonisant qui fait de l’admiration de l’esprit sain(t) dans un corps sain(t) gréco-romain hypostasié en Jésus, terme d’une ascension par les corps et l’amour. Il semble que Masson aurait pu davantage étudier ce symbolisme du plafond paradisiaque et ouranique et lier les thèmes de la dialectique du désir et de la sublimation dans le Banquet et dans Phèdre. Mais il montre bien que le platonisme du peintre, d’époque, est assez libre et bien éloigné de son ascétisme.

La méditation sur la vieillesse et la mort montre que Michel Ange ne réduit pas la religion chrétienne à l’homo-érotisme, mais il est évident qu’il intègre l’homosexualité à l’amour complet, charnel-spirituel, hétérosexuel ou homosexuel, que prêche le Christ ; il est aussi évident que, par sensibilité personnelle et peut-être par interprétation de la Genèse, Michel Ange accorde une place essentielle à son «beau» sexe. Masson indique avec justesse que Dieu ou Noé, les beaux vieillards barbus mais musclés et sensuels, enivrés ou caressants (l’échange des regards et l’effleurement des mains de la Création d’Adam) représentent aussi une face de l’érotisme du peintre. On ne peut d’ailleurs séparer l’interprétation théologique de la dimension privée : le maître galant mais ombrageux né en 1475 commence à peindre vers 1512, mais finit l’œuvre peu avant sa mort, trente ans plus tard, après une longue interruption. Se peint-il comme une sorte de Dieu ou de patriarche inassouvi de fusion corporelle et psychique avec l’être aimé ? L’attachement au christianisme semble en tous cas lié plus à l’exaltation du corps, de la création à l’eucharistie, et à sa résurrection glorieuse qu’à l’immortalité de l’âme déjà pensée par les Grecs.

Les analyses des fresques, variant les approches, focalisant tour à tour sur les détails, procédant à des rapprochements inattendus, peuvent, séparées les unes des autres, susciter la perplexité, la crainte d’une sur-interprétation. Mais, mises bout à bout, appuyées sur l’érudition de l’auteur, elles finissent par emporter la conviction et persuader qu’au-delà d’une lecture banale et parfois vague du sens des fresques, il existe une autre cohérence, plus secrète. Et l’impétuosité, la «terribilità» du maître, sa fierté de républicain et d’artiste libre, l’audace de ses sonnets ne plaident-elles pas pour une lecture fondée sur tant d’indices convergents ? Celle d’une apologie des passions amoureuses, ces emportements inspirés et incarnés, forme de la folie sage de l’amour à laquelle appelle le Christ et d’une justification de son «beau vice» contre les esprits obtus qui, ignorant l’esprit, trahissent la lettre, tel ce chapelain Biagio hostile aux nus, qu’avec humour Michel Ange prend pour modèle de son roi des enfers, parce qu’il a jugé misérablement du beau.

Au terme de ces analyses, parfois un peu provocatrices mais crédibles, le lecteur se convaincra qu’un mouvement historique, socio-politique, comme la libération homosexuelle, peut produire, une génération plus tard, des effets étonnants dans la société, tel qu’un renouvellement du dicible et un dévoilement au grand public de vieilles occultations. Avec la fin de la pudibonderie et des tabous du corps et de la sexualité, beaucoup d’études sur Michel Ange sont en train de prendre un «sacré coup de vieux». Certaines passeront bientôt pour des exemples de contorsionnisme malhonnête ou de censure. On imagine comment des générations plus adultes apprendront incrédules ou hilares les «raisons» de ces trop longs aveuglements.


Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 05/01/2005 )
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