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| Evelyne Bloch-Dano Madame Proust Le Livre de Poche 2006 / 6.95 € - 45.52 ffr. / 282 pages ISBN : 2-253-11698-X FORMAT : 11 x 18 cm
Première publication en septembre 2004 (Grasset).
Prix Renaudot - Essai 2004 Imprimer
Sur Proust, sur ses rapports avec sa mère, les nombreuses biographies et études ne manquent pas de nous éclairer. Mais il nen était encore aucune qui mît ainsi à lhonneur Jeanne Weil, mère « supérieurement intelligente » et entièrement dévouée au bonheur des siens, sans laquelle Marcel Proust naurait peut-être pas trouvé lénergie et la discipline nécessaires à lécriture de son uvre. Auteur de Madame Zola, Evelyne Bloch-Dano lui rend ici un hommage amplement légitime.
Sil ny avait quune chose à retenir de ces pages, cest lextraordinaire complicité, proximité de Jeanne et de son fils aîné. Comme deux visages dun même être, ils se complètent, se répondent, sédifient lun lautre. Depuis toujours cest-à-dire depuis sa grossesse Jeanne a eu peur : peur pour elle, dabord (elle porte Marcel au plus fort des affrontements de la Commune en 1870), peur pour son enfant ensuite, si fragile. Une peur quelle lui transmet sans doute et qui pourrait être lune des clés pour comprendre le lien si particulier qui unira la mère et le fils tout au long de leur vie. « On ne comprend pas Jeanne si on ne fait pas la part de cette ambivalence dont elle naura jamais la totale maîtrise. [
] La vie de Jeanne sera une longue lutte pour mettre un peu de distance entre elle et son fils, le rendre capable de vivre sans elle mais sans pouvoir elle-même se détacher, tant lanxiété est la matière même de son amour pour lui. »
Jeanne, mariée à 21 ans avec un brillant médecin de quinze ans son aîné ; deux esprits libres, deux êtres qui saimeront mais que tant de choses séparent : elle est juive, il est catholique, elle vient dune famille de la grande bourgeoisie, il est fils dun épicier beauceron, elle est férue dart et de littérature, cest un homme daction rationnel que ces conversations ennuient. Bonheur pour Jeanne, son aîné sera un petit être délicat en qui son éducation littéraire trouvera un grand écho. Le cadet, lui, ressemblera à son père. Jeanne va pouvoir créer avec Marcel la relation privilégiée quelle a cultivée avec sa propre mère, Adèle Berncastel. « Elles partagent le même culte pour Mme de Sévigné [
]. Or, quest-ce que la correspondance de Mme de Sévigné, sinon les lettres dune mère passionnément éprise de sa fille [
] ? Cet extraordinaire monologue amoureux dont Adèle et Jeanne se repaissent est la mise en abyme de leurs propres sentiments maternels. Adèle, Jeanne, Marcel : variations autour de la dépendance entre mère et fille, mère et fils. »
Totale complicité des esprits qui, dans le cas de Jeanne et Marcel, ne permettra pas même au moindre tabou de prendre racine : linversion de son fils, Jeanne la connaît, et dans un premier temps, essaye de len guérir avec laide de toute la famille dailleurs, et à un âge où lon se disait quil était encore temps de « viriliser » ce frêle Marcel. En cette fin de XIXe siècle, les théories hygiénistes simposent peu à peu, et le Dr Proust en est lun des principaux hérauts. Les parents déploient toute leur énergie pour défaire Marcel de ses « mauvaises habitudes » masturbatoires (à lépoque, lexcès dune telle pratique est réputée nuire à la santé). Adrien Proust pousse ainsi littéralement son fils dans le lit dune prostituée (il a 17 ans), mais lexpérience nest guère concluante. Sur les conseils de sa mère, Marcel écrit alors à son grand-père pour lui demander 13 francs : « [
] Javais si besoin de voir une femme pour cesser mes mauvaises habitudes de masturbation que papa ma donné 10 francs pour aller au bordel. Mais 1° dans mon émotion jai cassé un vase de nuit, 3 francs 2° dans cette même émotion je nai pu baiser. »
Rien ny fera, la seule femme de la vie de Marcel Proust restera Jeanne. Cest elle qui le couve, léduque, le gronde, le fait rire et laime. Elle encore qui, alors quil a près de trente ans et déjà publié Les plaisirs et les jours (sans plus de succès), va éperonner celui dont elle ne doute pas du talent : Marcel sest pris de passion pour Ruskin, philosophe et esthète anglais, dont il va satteler à la traduction. « En traduisant Ruskin, Marcel Proust se voudra le passeur du philosophe en France. En fait, John Ruskin sera le passeur de Marcel Proust vers lui-même. » Jeanne va considérablement laider dans ce travail : le jour, elle traduit mot à mot des passages quil récrit la nuit. Elle lépaule, le stimule ; elle le fera jusquà sa mort, désolée quil gaspille son temps en mondanités lorsquil nest pas malade, désireuse de le voir s'attacher à son uvre. Elle sen ira trop tôt pour constater que son fils, par-delà sa mort, aura continué ou commencé ? de lentendre.
Cest une femme admirable dont nous parle Evelyne Bloch-Dano, mère étouffante sans doute, mais à lintelligence, on peut tout pardonner. Et il nous vient un mot en refermant le livre : merci ; merci à Jeanne davoir guidé Marcel. Sans elle, nous naurions sans doute jamais pu connaître lenvoûtement des écrits de son fils.
Anne Bleuzen ( Mis en ligne le 27/03/2006 ) Imprimer
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