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Nous devrions être seuls, dans nos rêves
Keith Ridgway   Animals
10/18 - Domaine étranger 2010 /  7.40 € - 48.47 ffr. / 285 pages
ISBN : 978-2-264-04682-6
FORMAT : 11cm x 18cm

Première publication française en février 2007 (Phébus)

Traduction de Aline Azoulay.

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Raconter un rêve est laborieux ; prétendre le résumer est parfaitement incongru. On sera donc bien en peine de communiquer la malsaine délectation avec laquelle on appréhende Animals, de l’Irlandais Keith Ridgway. Et pourtant voici un «cauchemar éveillé» à ne manquer sous aucun prétexte. L’absorber d’une traite paraît le meilleur moyen de conjurer les frissons, les vertiges, les questionnements qui éclosent au bout de chacune de ses phrases.

Dans la songerie de quel mental dérangé nous sommes-nous fourvoyé ici ? Assurément dans celui de… Mais au fait, comment s’appelle-t-il ? Jamais, sauf erreur, celui qui s’exprime dans ces pages n’indique ne fût-ce que son prénom. Œil pur, désincarné (nous ignorons tout de son physique, de son âge), il n’est là que pour rendre compte des coïncidences troublantes qu’il vit ou qu’il se crée. Comme cette première mésaventure, point de départ d’une série de ruptures en cascade, cette contemplation d’un dérisoire cadavre de souris dans un caniveau, que le narrateur remarque, détaille, touche du bout de son stylo, jusqu’à le prendre en photo. Le pire, c’est qu’il ne faut chercher dans ce geste ni symbolique profonde ni lecture psychanalytico-trucmuche : nous sommes confronté à l’instant littéraire par excellence, si vraisemblable dans son absurdité même qu’il pourrait être, qu’il est réel.

L’absurde… Le mot est lâché. En tout cas, celui qui prévaut chez Ridgway s’apparente davantage aux fragments de certain vieux garçon pragois plutôt qu’au non-sens beckettien. Jugeons-en par les multiples références, évidentes ou occultes, à Kafka. L’amant du narrateur d’abord (les deux couples principaux évoluent dans le milieu gay) sera invariablement désigné par la majuscule K. Une de leurs amies communes, ersatz de Sophie Calle s’échafaudant un monde parallèle et contingent, planche sur un «Projet Max» (Brod ?) qui consiste à s’inventer un frère et à récolter des témoignages à son sujet auprès de gens de bonne foi mais crédules, qui finalement soutiendront mordicus avoir très bien connu ce fantôme. Et, à David, un autre de ses proches obsédé par le pari fou de fonder une civilisation imaginaire, notre «Je» ne lance-t-il pas, cruellement : «Tu perds ton temps. Tu as un merveilleux talent d’écrivain et tu le gâches. Tu es comme un scarabée sur le dos. Tu serais capable de passer le reste de ta vie à décrire les nuages» ?

Tout cela ne dit rien de l’histoire à proprement parler, ni n’en justifie le titre sibyllin, d’ailleurs conservé en français à travers un étrange pluriel agrammatical. Sachez seulement – et vous aurez alors suffisamment d’éléments pour estimer si vous allez vous précipiter sur cet Odradek de papier – que Animals est à n’en pas douter l’une des plus déroutantes mais aussi l’une des plus brillantes mises en scène de la schizophrénie contemporaine. L’individu s’y voit aux prises avec ses manies sordides (à ce propos, le chapitre intitulé «Limaces» est un absolu du genre), ses dégoûts irrationnels, son consentement à l’imposture généralisée. La montée de sa panique intérieure est proportionnelle à sa conscience d’appartenir à une société dont les deux mamelles sont le Risque et le Principe de précaution.

Aux moments de grande densité réflexive, la prose se fait tranchante, catégorique, afin de restituer cette hallucination à froid qu’est la vie : «Nous ignorons tout du monde. Nous vivons sur des surfaces manufacturées, dans des boîtes où tout est mis à portée de nos mains. On nous enseigne le langage de nos pères. Nous apprenons à fonctionner d‘une certaine manière et nous nous exécutons. […] Nous croyons que le monde nous appartient. Que nous y sommes ancrés par notre histoire, nos vies et nos villes. Mais, en réalité, nous ne savons rien. Nous avons oublié ce qu’est le monde, nous avons oublié la terreur et la menace. […] Nous nous croyons anciens, mais nous sommes tout nouveaux. Nous nous croyons en sécurité, mais nous ne le sommes pas. Nous nous croyons uniques, mais nous sommes cernés. Nous croyons que nous contrôlons tout, mais nous sommes cernés. Nous croyons que nous sommes seuls, mais nous sommes cernés par les animaux.»

Enfin un auteur qui a saisi la dynamique qui régit nos esprits modernes, celui de l’injonction paradoxale et de la servitude intégrée. Son écriture, sa voix, font psychiquement corps avec notre époque. Car, fait rare, Ridgway a compris que la littérature n’était pas l’art de résoudre les énigmes, mais de les énoncer.


Frédéric Saenen
( Mis en ligne le 30/04/2010 )
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