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Poches -> Littérature |
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A l’ombre de la Nouvelle Chine | | | Stéphane Fière La Promesse de Shangaï Actes Sud - Babel 2007 / 9.50 € - 62.23 ffr. / 412 pages ISBN : 978-2-7427-6915-5 FORMAT : 11x18 cm
Première publication en mars 2006 (Editions Bleu de Chine). Imprimer
Quest ce quun personnage de roman, de quelle nature est sa «réalité», sa présence au monde ? Pas plus quun personnage de fiction nexiste réellement, les Mingong ou travailleurs migrants chinois, ces sans-papiers de lintérieur, qui seraient à en croire lauteur quelques 200 millions, nexistent officiellement. Lors des tournées dinspection effectuées par les autorités du parti sur les chantiers qui emploient ces «clandestins», grand soin est pris de dissimuler à la vue de tous et des médias ceux qui sont pourtant les forces vives de lérection de la «Nouvelle Chine». Les articles des journaux nous présentent ces masses comme la source possible dune déstabilisation de la Chine contemporaine. Mais linverse est au moins aussi vrai : ce sont eux, innombrables, infiniment corvéables, qui donnent au système la plasticité nécessaire au maintien des taux de croissance à deux chiffres que connaît aujourdhui son économie. Si cette réalité échappe aux statistiques fournies par le pouvoir chinois, elle néchappe pas, au moins depuis la parution de louvrage de Stéphane Fière, à la littérature.
A linexistence administrative de ces sous-prolétaires de léconomie socialiste de marché, répond en effet la tentative de Fière de donner une existence littéraire, c'est-à-dire une identité, sur le papier, à Fu Zhanxin, jeune paysan chinois de 20 ans, originaire de la province du Shaanxi, qui, après le suicide de sa mère sous les roues dun camion, est poussé par la folie administrative et capitalistique de la Chine moderne dans le couloir dun train surpeuplé, direction Shanghai.
Il ne sagit pas ici de dénoncer, ni même de dévoiler, mais de montrer. Exempte de bons sentiments, sinon dune profonde humanité, luvre de Stéphane Fière répond aux exigences les plus hautes du roman : jeter sur le monde un regard éclairant parce que singulier. Car il est des ombres «qui suis-je après tout, une ombre, un filet dhomme», sinterroge le narrateur en conclusion du roman - quaucune science, aussi «humaine» soit-elle, ne saurait ni dessiner, ni éclairer, engoncée quelle est toujours dans sa neutralité axiologique de rigueur.
Cest à lombre des jeunes filles en fleur que le narrateur proustien jette un regard pénétrant sur les lois et la mécanique du désir modernes. De même, cest à lombre des «immeubles de trente étages» de la Nouvelle Chine que le narrateur nous livre sa vision du monde qui lentoure. Ce monde est un monde terrifiant où lautre, au-delà de ce qui remplit son portefeuille, nexiste pas. Largent, très logiquement - puisquil est lobjet même de La Promesse de Shanghai - est partout dans cet ouvrage, à la fois moyen et fin. Rien dautre que largent «nhumanise» les rapports entre les hommes, sinon une solidarité élémentaire qui rapproche les membres dun même groupe. Hors du groupe, et hors des relations dargent, les hommes ne sont que des obstacles les uns pour les autres.
Indénombrables sont les accidents de la route, innombrables sont les accouplements tarifés qui forment la ponctuation morbide ou sensuelle de ce roman. A chaque fois, seul le corps fait obstacle à lécrasante indifférence réciproque des individus. Les corps des anonymes sont broyés par des véhicules qui ne les voient pas ou sont consommés par ceux qui ne voient queux. Les plus désespérés se jettent volontairement sous les roues de bolides lancés à pleine vitesse comme pour enfin exister aux yeux des autres, serait-ce sous la forme dun obstacle dérisoire, pendant que les plus ambitieux, les plus «positifs», se livrent à la prostitution.
Pourtant, au sein du groupe, nul conflit ou presque ne vient assombrir le commerce des hommes entre eux. On se demande même par quel miracle, par quelle vertu ancestrale, lhomme nest pas, jusquau niveau collectif le plus élémentaire, un loup pour lhomme. Mais hors du groupe, cest, à largent près, la jungle. Si lon définit la religion comme ce qui tient ensemble les membres dune société, alors la divinité qui règne au panthéon de la Chine contemporaine est Mammon. A cet égard ça nest sans doute pas par hasard que les rares traces de religieux que lon trouve dans La Promesse de Shanghai soit laissées par largent, comme lorsque par exemple, certains petits escrocs parviennent à sapproprier les économies de vieilles dames, en leur faisant croire quils possèdent le secret alchimique de la transformation du papier en papier-monnaie. Fidèle à la vocation profanatrice du roman, lauteur produit lopération alchimique inverse en transformant cette «promesse» monétaire en prosaïque objet de papier, un livre singulier, une uvre, dont la vertu, comme toutes les uvres dart réussies, et à lopposé exact de la labilité de largent, est inaltérable.
Lorsque, par la grâce dun romancier, un Mingong sort de lombre et, de lintérieur, pose sur la Chine Nouvelle son regard doucement ironique, notre propre vision de la Chine, et de la littérature, sen trouve enrichie. La qualité de ce regard se manifeste par la langue étrange que manie le narrateur. Son français, dune qualité parfaite, est pourtant truffé didiotismes qui sont autant de clefs daccès au monde quils décrivent. De nombreux écrivains ont éprouvé le besoin dabandonner leur langue maternelle pour entrer en littérature. Laltération dune langue maternelle sous leffet dune langue qui est celle des personnages du roman nous paraît plus inédite. Cette façon de tordre sa langue permet à lauteur de se situer à égale distance du narrateur et du lecteur, dans un no mans land qui pourrait bien être un des lieux privilégiés de lexpression littéraire.
La scène finale, dune grande sobriété narrative, renvoie dans lombre Fu Zhanxin, travailleur migrant, né le 3 novembre 1979 dans la province du Shaanxii. Cest avec une grande rigueur formelle que lauteur abandonne son personnage à son néant officiel. Cest ainsi quau moment où nous refermons louvrage, se referme cette parenthèse essentielle quest la littérature. Mais ce nest quaprès avoir transformé notre regard sur la Chine contemporaine que Zhanxin disparaît, quil redevient lombre évanescente quil na jamais cessé dêtre.
Emmanuel Dubois ( Mis en ligne le 17/09/2007 ) Imprimer | | |
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