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| Georges Simenon Le Train Le Livre de Poche 2008 /
- Georges Simenon, Le Train, Le Livre de Poche, Mai 2008, 155 p., 5 , ISBN : 978-2-253-12491-7
- Georges Simenon, Les Innocents, Le Livre de Poche, Mai 2008, 158 p., 5 , ISBN : 978-2-253-12490-0
L'auteur du compte rendu : Essayiste, romancier, Jean-Laurent Glémin est titulaire dun troisième cycle en littérature française. Ayant travaillé notamment sur les sulfureux Maurice Sachs et Henry de Montherlant, il se consacre aujourdhui à lécriture de carnets et de romans. Il na pas publié entre autres Fou dHélène, LImprésent, Fleur rouge, Chair Obscure, Continuer le silence. Imprimer
On a beaucoup glosé sur Georges Simenon (1903-1989), écrivain prolifique et énervant qui a traversé le XXe siècle en laissant une uvre colossale. Un moment donné, on en a même fait un objet de foire en lui demandant de produire en 24 heures un roman dans la vitrine dune librairie, et donc aux yeux de tout le monde. Sil ne la pas fait, on évoque tout de même cette légende. Son succès mondial, ses centaines de romans, sa vie dissolue alimentent, presque vingt ans après sa disparition, la polémique quant à son statut décrivain. Comment juger Simenon ? La sortie en poche de deux romans singuliers écrits dans les années 60 et 70, Le Train (1961) et Les Innocents (1972), permet de se replonger dans une uvre dont les qualités sont indéniables et la vision, puissante. Simenon répond à lun des rôles de lécrivain : celui qui déconstruit pour mieux faire éclater la vérité, aussi amère soit-elle.
Dans Le Train, Marcel, le narrateur, est un bon père de famille, vivant avec sa femme enceinte de sept mois. Sa vie est partagée entre son travail de technicien-réparateur dans son propre atelier et son amour pour sa femme. Mais voilà, le pays est envahi par les allemands et la famille va devoir émigrer. Le convoi quils trouvent est bondé et on sépare les couples. Marcel va se retrouver seul dans un wagon et perd toute trace de sa femme. Anna, une jeune fille secrète, séprend de lui et les deux personnages vont vivre une passion intense durant ce long voyage qui les conduira de la Belgique à la France. La fin des hostilités entraînera inéluctablement celle de leur union, et chacun retrouvera son ancienne existence en dissimulant ce lourd et beau secret.
Les Innocents est de facture plus classique, du point de vue de lintrigue du moins. Célerin est artisan et fabrique des bijoux. Sa vie est, elle aussi, très figée entre sa femme, ses enfants et son atelier où il travaille avec son équipe. Mais ce qui apparaît banal est pour Célerin une vie de bonheur bien remplie, dautant plus quil se lest bâtie de ses propres mains. Sauf quun drame terrible va le secouer : la mort de sa femme Annette, renversée par un camion, un jour de pluie. Là, tout sécroule et Célerin va commencer à analyser les vingt dernières années vécues avec elle. Passé lenterrement, il se replonge dans ses souvenirs et découvre au final quil a vécu sans approfondir les questions qui, à présent, tombent sous le sens. Annette était une femme difficile, égoïste, froide et frigide alors quelle était assistance sociale et que tout le monde lappréciait. Pourquoi y a-t-il un fossé entre la personne quil a connue et celle décrite par dautres ? Et que faisait-elle ce jour-là dans un quartier de Paris qui ne relevait pas de son secteur ? Des témoins lont vue sortir précipitamment dun immeuble. Puis elle a glissé sur la chaussée et sest faite renverser. Célerin, de plus en plus atteint moralement, va enquêter et découvrir la triste et logique vérité.
Chez Simenon, le cadre parait solide mais les passions, les mensonges et les bassesses du quotidien révèlent la vraie nature des êtres et montrent que lhomme se dissimule sous ces conventions. Il est intéressant de rapprocher ces deux romans que sépare une décennie car ils proposent au lecteur de suivre deux approches dun même problème : Ladultère (Et Dieu sait si Simenon était un spécialiste !). Nous suivons dans le premier roman celui qui trompe sa femme et dans le second celui qui est trompé. Dans Le Train, Marcel vit une passion charnelle en temps de guerre, oubliant femme et enfants, sadonnant pleinement à ses pulsions et ne reculant pas devant le charme énigmatique dAnna. Ladultère lui révèle une sensualité quil croyait étouffée par un mariage et un cadre de vie trop formatés. Il rend possible une libération des sens et des murs restés enfermés dans linstitution du couple et de son quotidien. Si la situation parait absurde, Simenon fait en sorte, au moyen dun style très simple, dune description concrète, et dune analyse psychologique prudente, que lamour que ces deux personnes éprouvent lune pour lautre, que cette courte histoire dans lHistoire soient vécus comme un moment de grâce où toute affaire morale est proscrite. Entre deux gares, Marcel recherche sa femme sur des listes de réfugiés, mais rejoint Anna pour se cacher et profiter de sa présence. Sa femme nen saura rien, Marcel reviendra chez lui et Anna restera dans sa mémoire. Cest ainsi. Que peut-on y faire ? Ladultère serait-il une affaire si privée quil ne concernerait jamais ceux qui en sont les victimes indirectes? Nimpliquerait-il pas uniquement les deux amants ? Quelle explication donner à sa femme ? Vastes questions...
Cest aussi ce que semble nous dire Les Innocents (Doù le titre, les trompeurs et les trompés sont innocents
) où Célerin apprend quil a vécu 20 ans dans le mensonge et que sa femme nétait quun leurre. Il a pourtant été marié durant toutes ces années avec une femme quil aimait, qui lui a apporté le bonheur quil recherchait depuis le premier jour où il la rencontrée. Pire, avec une vision assez simpliste du bonheur (ressemblant davantage à une satisfaction personnelle plutôt quà un état de grâce), la mort brutale de sa femme lui a tout fait comprendre, et nest-il pas tout aussi responsable de sa situation ? Bien sûr, le coup est énorme et Célerin est un homme brisé mais Simenon ne juge personne ici. Il en va de lamour et de la violence quil entraîne. Célerin, comme le lecteur, sapitoie sur lincroyable et sèche vérité. Mais la scène finale insiste sur la complexité dune telle affaire où les gentils et les méchants nexistent pas. Il ny que des êtres de chair et de sang, prisonniers des conventions sociales, morales, religieuses, et en même temps terriblement libres de vivre un amour fort.
Romans à la fois populaires et psychologiques, ces deux uvres témoignent avant tout dun savoir faire simenonien. Si les deux personnages centraux sont des artisans, lécrivain en est un aussi, car on sent de manière très forte la technique narrative, le sens du dialogue très cinématographique, ainsi que la progression psychologique dans lintrigue, qui laisse le lecteur sur un état de fait implacable. On part dune situation qui parait solide comme le roc pour mieux la ruiner et terminer sur une nouvelle base, cette fois-ci difficilement modifiable. Le tout dans un cadre qui rappelle les romans de lentre-deux-guerres, avec ces «petites gens» confrontés au drame des passions. On pense à Emmanuel Bove parfois, même si ce dernier est plus profond et plus méticuleux. Lécrivain est celui qui révèle, et Simenon interroge le réel.
Deux lectures sensibles à (re)découvrir.
Jean-Laurent Glémin ( Mis en ligne le 30/06/2008 ) Imprimer
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