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Le livre de ma mère
Emmanuel Carrère   Un roman russe
Gallimard - Folio 2008 /  7.40 € - 48.47 ffr. / 398 pages
ISBN : 978-2-07-035665-2
FORMAT : 11,0cm x 18,0cm

Auteur du compte rendu : Françoise Poulet est une ancienne élève de l'Ecole Normale Supérieure de Lyon. Agrégée de lettres modernes, elle est actuellement allocataire-monitrice à l'Université de Poitiers et prépare une thèse sur les représentations de l'extravagance dans le roman et le théâtre des années 1630-1650, sous la direction de Dominique Moncond'huy.
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«J'ai voulu raconter deux ans de ma vie, Kotelnitch, mon grand-père, la langue russe et Sophie, espérant prendre au piège quelque chose qui m'échappe et me mine. Mais cela m'échappe toujours et me mine toujours» (p.385). Un roman russe, dernier livre d'Emmanuel Carrère, reprend et résume toutes ses œuvres antérieures : en faisant le récit d'une phase de crise dans sa vie, de son premier voyage à Kotelnitch à la fin de l'année 2000, coïncidant avec la rencontre de Sophie, jusqu'à son quatrième retour dans cette ville perdue à 800 kilomètres au nord-est de Moscou, qui correspond à l'une des ultimes étapes de sa rupture avec elle, l'auteur entend mettre fin au cycle infernal de souffrance et de folie qui a toujours conduit son écriture. «Longtemps, j'ai aimé cela. J'ai joui de souffrir d'une manière qui m'était singulière et faisait de moi un écrivain. Aujourd'hui je n'en veux plus» (p.18).

Ce désir de rupture coïncide avec la sensation d'avoir atteint un âge limite, celui que son grand-père maternel avait à sa mort, ou, plus exactement, à sa «disparition». A l'origine, c'est cette disparition qui mine sa vie et menace de le faire disparaître à son tour, de même que tous les descendants du fantôme, écrasés sous le poids de cette «tragédie familiale». Emmanuel Carrère comprend que cette absence n'a jamais cessé de hanter son œuvre. Contraint par une mère (le célèbre Secrétaire perpétuel de l'Académie française Hélène Carrère d'Encausse) de se taire et de ne pas enquêter sur le passé d'un homme vraisemblablement assassiné pour faits de collaboration à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, il n'a fait que voiler son portrait sous les traits de la figure récurrente du père criminel (La Classe de neige, L'Adversaire) ; il s'est construit sur une identification avec cet être à la fois exceptionnel et monstrueux, investi par la folie et l'angoisse (La Moustache).

Pour ne pas succomber, il lui faut cesser d'inventer des fictions et aborder son ancêtre de plein fouet, sans occulter la réalité ; il lui faut écrire une dernière histoire d'enfermement pour se libérer. En le faisant, il sait, tel un adolescent qui craint de s'émanciper, qu'il désobéit à sa mère, qui a toujours préféré garder sa douleur secrète, au plus profond d'elle-même. Mais s'il ne le fait pas, il n'aura d'autre choix que le suicide, comme son cousin François. L'écriture conjurera la disparition, l'aspiration vers le néant. Sa mère doit comprendre que, loin de la blesser, il veut la libérer à son tour et que ce livre vaut à la fois comme hommage et déclaration d'amour, offerte à celle qui, devenue «sa mère» lointaine et froide, redevient «maman» dans la lettre finale. Reconquérir le russe, cette langue éminemment érotique avec laquelle il rompt et se réconcilie sans cesse, sera aussi réapprendre, non pas la langue de la Russie, puisque ni sa mère ni ses grands-parents n'y sont nés, mais «la langue de [s]a mère», une langue innée, qui, paradoxalement, lui échappe depuis toujours.

Emmanuel Carrère dévoile ces années de crise sous la forme d'un journal intime ou d'une lettre, de notes éparses prises sur un carnet, qui suivent plusieurs fils (le dernier prisonnier de guerre hongrois réapparu après plus de 50 années, figure rêvée de son aïeul ; son histoire avec Sophie ; son drame familial), mais qui tous mènent au même point, l'urgence d'échapper à l'être de souffrance qu'il est devenu. Le récit se fait le plus souvent au présent, en reprenant un certain nombre d'annotations composées au moment même de la crise ; mais il s'agit bel et bien d'une déclaration d'adieu. Dans cette courte autobiographie sans complaisance, il se dépeint tel qu'en lui-même, avec son «sourire monstrueux», et signe un livre cruel, tranchant, impitoyable, dont la lecture heurte, mais bouleverse profondément. Son style net et direct, sans fioriture, réconcilie les termes opposés du conflit entre lyrisme et littéralité.

Ce «roman russe», qui n'est pas un roman – on l'aura compris – est celui qu'il s'est toujours raconté pour pouvoir exister, bercé d'illusions et de légendes. A cet égard, l'histoire d'Ania et de Sacha, le chef du FSB de Kotelnitch, est le reflet de la sienne. Sacha a cru au romanesque d'Ania, Mata Hari mythomane, par désir d'enjoliver le réel en lui donnant le goût du mystère. Mais on ne peut vivre longtemps en se racontant des histoires et en en racontant aux autres. Emmanuel Carrère aurait pu écrire un «roman historique épatant» sur ses ancêtres, mais il a choisi d'affronter la partie la plus sombre de la réalité. Ce livre est le récit d'un apprentissage déceptif, celui de l'écrivain qui comprend que sa vie, contrairement à ses livres, lui échappera toujours. Il avait rêvé d'écrire une œuvre performative, qui fasse advenir ce qu'elle énonce, qui modèle le réel et agisse sur l'avenir ; il avait rêvé de transformer les êtres qui l'entourent (Sophie, son grand-père) en êtres de fiction, qu'il aurait maniés comme ses propres personnages. Mais la désillusion a été double et cruelle : son histoire avec Sophie échoue en partie parce qu'elle n'a pas réussi à devenir l'héroïne de la nouvelle érotique qu'il lui avait écrite ; de même, s'il avait souhaité que quelque chose se produise à Kotelnitch, pour donner un sens à son film, le sort l'a exaucé, mais par l'horreur.

Figure de l'écrivain maudit, il a été puni de son hybris. L'épreuve de la réalité lui montre qu'il ne peut écrire que la douleur, comme en témoigne la fin très elliptique de ce récit, incapable de dire la joie retrouvée. Un roman russe est donc une œuvre-somme, le livre de la rupture ; mais il pose aussi le risque de la clôture. S'il n'y a pas d'écrivain heureux, si l'écrivain est forcément criminel et si écrire revient à prendre le risque de tuer quelqu'un, enfin, si Emmanuel Carrère refuse ce constat en même temps qu'il le fait, se condamne-t-il au mutisme ? En parcourant son œuvre fascinante et magistrale, l'une des plus riches de ces dernières années, on espère fortement que la réponse sera négative et qu'il existe une troisième voie.


Françoise Poulet
( Mis en ligne le 01/10/2008 )
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