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L'imaginaire français de l'honneur
Jean-Noël Jeanneney   Le Duel - Une passion française. 1789-1914
Perrin - Tempus 2011 /  8 € - 52.4 ffr. / 224 pages
ISBN : 978-2-262-03492-4
FORMAT : 11cmx18cm

Première publication en mars 2004 (Seuil)

L'auteur du compte rendu: maître de conférences en Histoire contemporaine à l'université de Paris-I, Sylvain Venayre a notamment publié La Gloire de l'aventure. Genèse d'une mystique moderne.
1850-1940
(Aubier, 2002).

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En 1914 a lieu le retentissant procès de Mme Caillaux, qui avait assassiné le directeur du Figaro, Gaston Calmette, parce que celui-ci menaçait de publier des lettres compromettantes pour elle et pour son mari, afin d'interdire à ce dernier les voies du pouvoir. Le président de la cour d’assises de Paris, Louis Albanel, qui dirigeait les débats, fut pris à parti par son assesseur Louis Dagoury, qui lui reprocha à mi-voix une décision qu’il jugeait trop favorable à l’accusée : «Monsieur, vous nous déshonorez, c’est misérable». Le propos fut immédiatement publié par la presse soucieuse d’ajouter le scandale au scandale. Que fit alors le juge Louis Albanel ? Il convoqua dans son cabinet Bruneau de Laborie, auteur réputé d’un ouvrage intitulé Les Lois du duel, pour lui demander s’il était bon qu’il envoie ses témoins à son assesseur. Bruneau de Laborie lui conseilla la prudence, mais Albanel fit savoir au Matin qu’il provoquerait Dagoury en duel si celui-ci ne lui présentait pas ses excuses. Sur quoi Dagoury répliqua qu’il n’en était pas question et envoya un télégramme à Albanel lui annonçant l’envoi imminent de ses témoins. Seule la déclaration de guerre empêcha que le président de la cour d’assises de Paris et son assesseur ne se retrouvent sur le pré…

Jean-Noël Jeanneney rapporte cette anecdote, et beaucoup d’autres du même genre. Celle-là est remarquable en ce que, mettant aux prises des membres de la magistrature, elle témoigne de l’importance de la pratique du duel comme seule manière honorable de se faire justice, jusqu’au début du XXe siècle. Elle est remarquable aussi en ce que la Grande Guerre, qui s’ouvre au moment où s’échauffent les esprits d’Albanel et de Dagoury, va mettre fin, brutalement, à la pratique du duel.

Magnifique sujet d’études que cette histoire du duel au XIXe siècle. Le très bon livre de Pascal Brioist, Hervé Drévillon et Pierre Serna, Croiser le fer. Violence et culture de l’épée dans la science moderne (Champ Vallon, 2002) avait déjà étudié la question pour l’époque moderne. Le livre de Peter Gay sur La Culture de la haine (Plon, 1997) l’avait effleurée pour la seconde moitié du XIXe siècle. Jean-Noël Jeanneney, à son tour, a entrepris de la traiter.

Disons d’emblée que l'auteur, qui s’en tient aux sources secondaires et aux mémoires d’époque, n’entend pas proposer une étude exhaustive. Les sources judiciaires (sans doute nombreuses, puisqu’il rappelle nombre de cas de procès pour duel), les sources parlementaires (nombreuses aussi dans la mesure où il précise que des projets de lois prohibant ou réglementant le duel furent déposés au Parlement en 1819, 1829, 1848, 1851, 1877, 1883, 1892 et 1895), les archives privées (qui faisait partie de cette «ligue contre le duel» fondée en 1902 ?) ne sont pas questionnées. Ce n’est pas si grave : tout en restant dans les limites que les sources qu’il s’est choisies lui assignent, Jean-Noël Jeanneney livre une très intéressante réflexion sur les représentations du duel au sein de l’élite sociale de la France du XIXe siècle. Si les pratiques elles-mêmes restent un peu dans l’ombre — faute de statistiques précises, il est difficile de savoir, par exemple, le caractère vraiment dangereux de ces rencontres sur le pré —, l’historien nous propose une plongée instructive dans l’imaginaire français de l’honneur.

Son investigation repose sur une question fondamentale : pourquoi le duel, qui aurait dû disparaître avec la Révolution de la Raison et des Droits de l’Homme, s’est-il prolongé jusqu’à la Grande Guerre ? Jean-Noël Jeanneney n’adhère pas à l’idée d’une force de la routine, d’une énergie cinétique des valeurs qui aurait laissé perdurer, dans l’imaginaire des élites du XIXe siècle, des codes d’un autre temps politique. Il ne croit pas à l’idée d’une persistance de l’Ancien Régime, dans les représentations collectives, telle qu’un Arno Mayer, par exemple, a pu la défendre.

A l’aide de multiples exemples, parfois très célèbres (le duel entre Girardin et Carrel, celui entre Drumont et Meyer, etc.), toujours savoureusement racontés, Jean-Noël Jeanneney élabore donc une réflexion sur la persistance du duel au XIXe siècle, évitant les clichés (sur le tempérament français, par exemple, cliché d’autant plus facile que le duel semble bien une «passion française» — et italienne), et proposant nombre de pistes intéressantes. Réaction contre le règne annoncé du progrès scientifique et des rationalités de l’industrie, le duel manifeste également la méfiance envers un État centralisé. Il est aussi la réalisation d’un désir, chez les nouveaux venus de la bourgeoisie, de bousculer les hiérarchies sociales installées. Il est enfin la manifestation d’une angoisse de la fierté individuelle devant la montée des masses. Chacune de ses affirmations est solidement étayée, et Jean-Noël Jeanneney, à chaque fois, emporte l’adhésion du lecteur.

Il le stimule, aussi, et l’on a envie, à l’issue de la lecture de son livre, d’ajouter une interprétation supplémentaire à sa liste. Jean-Noël Jeanneney souligne que les hommes qui se battent sont d’abord des hommes politiques, des gens de lettres et des journalistes ; les hommes d’affaires, eux, ne se battent pas. De l’importance des effets de représentations chez les premiers, il en déduit que la pratique du duel est essentiellement de l’ordre du symbolique ; et son analyse est convaincante, malgré Albanel et Dagoury. On aimerait la pousser un peu plus loin : le nœud de cette histoire n’est-il pas, surtout, le journaliste ? Celui-ci se construit progressivement, tout au long du XIXe siècle, en tant qu’identité sociale. Mêlé dans un premier temps aux hommes politiques et aux gens de lettres, il s’autonomise au fur et à mesure que le siècle avance — et, effectivement, de façon décisive après la grande loi du 29 juillet 1881 dont Jean-Noël Jeanneney souligne l’importance sur la pratique du duel. Dans ces conditions, ne peut-on imaginer que le duel est, pour ces journalistes qui sont de plus en plus rejetés du monde politique et de celui de la littérature, mais qui frayent quand même avec les élus et les écrivains, un moyen de gagner la considération sociale ? Les écrits du journaliste n’ont pas le poids de ceux du ministre et du député ; ils n’ont pas la beauté de ceux du romancier ou du poète. Mais il est un moyen de les fonder en importance : c’est de les garantir par sa poitrine. L’étonnant succès du duel en France — pays dont la presse est la plus diffusée au monde en 1914 — ne serait-il pas aussi un effet de l’invention du journalisme moderne ? A lire le stimulant ouvrage de Jean-Noël Jeanneney, on se pose la question. On aimerait savoir ce qu’en pense le subtil auteur du Duel. Une passion française. 1789-1914.


Sylvain Venayre
( Mis en ligne le 20/09/2011 )
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