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Bande dessinée -> Fantastique |
| Bill Sienkiewicz Stray Toasters Delcourt - Contrebande 2004 / 25 € - 163.75 ffr. / 208 pages ISBN : 2-84789-364-4 FORMAT : 18 x 27 cm Imprimer
Quinze années après sa publication américaine, Stray Toasters est finalement traduit et diffusé par les éditions Delcourt, prêt à être confronté à la réputation de cult comic qui le précède. À sa sortie, lhistoire improbable de ce serial killer à tête de grille-pain a divisé les lecteurs. Mais il ne fit aucun doute que Bill Sienkiewicz, jusqualors élément instable chez Marvel, larguait cette fois totalement les amarres, et partait voguer en solitaire vers des contrées graphiques et narratives encore peu explorées par le commun des auteurs de comics. Stray Toasters est une expérience de lecture, comme peuvent lêtre les albums dAlex Barbier, ou un livre de William S. Burroughs. Un long ruban dimages hallucinogènes plongées dans un bain dacides colorés qui défile sous les yeux du lecteur abasourdi.
À son arrivée chez Marvel, Sienkiewicz commence par illustrer quelques couvertures puis dessine pour les séries Moon Knight et Fantastic Four. Cest en 1984, sur les partitions classiques mais toujours impeccables de Chris Claremont (The New Mutants) que le talent de Sienkiewicz éclate vraiment. Le dessinateur continuera ensuite dêtre à bonne école en travaillant avec les deux scénaristes les plus inventifs de la profession: Frank Miller dabord pour le flamboyant Elektra Assassin, et Alan Moore pour Big Numbers, hélas inachevé.
Plébiscité par la critique, récompensé par différents prix, Sienkiewicz se sent pousser des ailes et les envies de raconter ses propres histoires deviennent alors une priorité. Le résultat sera donc cette oeuvre étonnante et déroutante ; un cauchemar cyberpunk couché sur papier (papier préalablement froissé, déchiré et recollé). Inutile den dire trop sur lintrigue dont le pitch pourrait être : dans un futur plus ou moins proche, le diable est en vacances sur une terre en plein déclin. Sur plus de deux cents planches, Bill Sienkiewicz déploie sans pudeur tout son potentiel graphique, démonstration de force dun illustrateur qui fait preuve dune constante inventivité, envoyant balader une fois pour toutes la ligne claire et les contours au cordeau. Peintre avant tout, Sienkiewicz oublie totalement les codes graphiques du comic traditionnel, et préfère citer, plus ou moins directement, Klimt, Schiele (le personnage principal se prénomme dailleurs Egon), Odilon Redon, Francis Bacon, mais aussi Norman Rockwell ou, plus proche de lui, son collègue Dave McKean. Toutes ces influences, copiées, coupées, collées, finissent par former lunivers si particulier et immédiatement reconnaissable de Sienkiewicz. Ici, le résultat est une succession de planches dune beauté oppressante où la seule lumière proviendra dune peau bleue en train de pourrir, dun reflet dune lame, ou déléphants roses complices de dangereux délires paranoïaques.
Graphiquement, Stray Toasters va encore plus loin que Elektra Assassin, dont les planches étaient encore ancrées dans un univers fantaisiste inhérent au genre. Ici, Sienkiewicz élabore un monde en pleine décomposition, pourri de lintérieur et en proie aux sévices les plus terrifiants : corps traversé de fils électriques, cerveau aspiré, nez tombé puis recousu, tête parlante
Les crimes rituels commis ici ressemblent à dinédites performances dactionnistes viennois. Et puisque le fond fait la forme, les planches subissent aussi cet assaut de la découpe sauvage : une image est tronçonnée en plusieurs vignettes, offrant au lecteur le choix de son regard. Préférera-t-il approcher la scène dans son ensemble ou la découvrir peu à peu ?
La caricature autrefois cynique devient ici inquiétante, le trait seffilochant dans des masses dombres et de couleurs peu nettes. Les pages sont remplies à ras bord, les contrastes sont violents, les compositions explosent, les couleurs foudroient. Une densité oppressante qui place le lecteur dès le début au cur du mal, dans une ambiance rare et fascinante. Il sagit parfois de déchiffrer les images ; comme lil qui doit shabituer au noir, le lecteur doit discerner les formes, et deviner peu à peu lhorreur tapie dans lombre. Peur et violence qui, malgré tout leur poids, ne parviendront pas à dissimuler totalement la beauté saisissante mais aussi lhumour macabre qui traversent lensemble du livre.
Avec ce trop-plein, Sienkiewicz élabore une histoire en apparence confuse et chaotique susceptible de refroidir le lecteur le plus courageux. Stray Toasters est loin dêtre facile daccès, mais même derrière lincompréhension initiale, ce flou artistique de premier ordre, la fascination reste totale, guidant la lecture de surprise en surprise. Le désordre nest ici que de surface, dambiance, lensemble étant maîtrisé de main de maître. À Frank Miller, Sienkiewicz emprunte sa manière de raconter à plusieurs voix, et la focalisation sur des petits détails avant délargir le champ. Il pousse ce système narratif jusque dans ses extrêmes, risquant de se retrouver seul au bout de la route. Mais qui laime le suive ! le jeu en vaut assurément la peine. Car au bout du chemin, un constat simpose : derrière la beauté des planches et le talent du dessinateur, se trouve aussi un auteur de bandes dessinées à part entière, cherchant de nouvelles voies narratives, bousculant les codes et conventions du media, étudiant de nouvelles manières de raconter.
Avec Elektra Assassin, Bill Sienkiewicz avait reçu drôle de prix : le Yellow Kid Award récompensant « une uvre passerelle entre les sensibilités artistiques américaines et européennes ». Stray Toasters est au-delà de ces considérations continentales ; nous voilà en présence dun album véritablement extraterrestre.
Alexis Laballery ( Mis en ligne le 05/01/2005 ) Imprimer
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