| Joe Sacco Reportages Futuropolis 2011 / 25 € - 163.75 ffr. / 196 pages ISBN : 9-7827-54806-695 FORMAT : 18x23 cm Imprimer
Luvre de Joe Sacco comporte plusieurs genres, du comics underground de bonne tenue (Le Rock et moi, Journal dun défaitiste
) aux reportages dessinés (Gaza 1956, Palestine), un objet plus inattendu en bande dessinée, qui relève autant du journalisme, du témoignage ou du roman graphique et qui, depuis quelques années et quelques grands albums - on citera dans la même famille Le Photographe, Les Mauvaises Gens
- sest affirmé, a conquis un public, et ouvre à la bande dessinée un espace neuf, un territoire à cartographier (le monde, lhumain, lhistoire du point de vue des témoins
), et à réglementer. Car le dessinateur apporte avec lui une subjectivité, assumée ou combattue, et qui pose la question de ce que le dessin (hors dessin de presse) peut apporter à la compréhension dune situation. Dans cet ordre didée, Joe Sacco cest, plus encore quun style, une démarche, celle dun auteur engagé, qui use de son pinceau comme dautres de lappareil photo, de la caméra ou du stylo : une forme dessinée de journalisme, qui parle des gens, leur donne la parole et les réinsère dans une histoire, souvent dramatique (guerre, exil, migration, oppression, racisme
). Sur ce schéma, on pourrait imaginer un texte et une image dégoulinante de pathos, opposant de manière manichéenne victime et bourreau : ce serait la facilité, mais Sacco travaille en sobriété, en finesse, en nuance, partisan du principe quun témoignage se suffit à lui-même et que les individus sont plus complexes quun scénario hollywoodien. Il y a là un beau mélange dhumilité, vis-à-vis des témoins, et dassurance, dans le trait, la mise en image. Les visages sont travaillés, au pinceau comme par la vie
burinés par les épreuves, les souffrances : cest cela que Sacco restitue à la perfection, cest là que son travail de dessinateur prend tout son sens.
Ce recueil dhistoires publiées de part et dautres, dans diverses revues, complète lextraordinaire Gaza 1956, et prolonge une démarche. Palestine, Irak, Inde (du point de vue des intouchables), Tchétchénie
Joe Sacco va chercher son inspiration et ses sujets dans les endroits les plus chauds de la planète. Journaliste embarqué en Irak, il écoute aussi bien les marines américain, que les Irakiens entrés dans la milice et formés à laméricaine : un aperçu saisissant du « bourbier » vu au ras du sol. À la paranoïa institutionnelle (mais salvatrice dans certains cas) des marines répondent lincompréhension, la peur, la haine de la population : une occupation, même parée de beaux atours (instaurer la démocratie), reste une occupation, avec tout ce qui sensuit. Plus inquiétants sont les reportages dans le Kushinagar, au sein dune communauté dalit (les intouchables) brutalement exploitée par ses concitoyens « mieux nés » (qui a dit que le système des castes avait disparu ?), ou encore à Malte, en Europe, où le face à face entre immigrants africains et maltais vire au drame kafkaïen
avec en arrière plan, des discours déjà radicaux comme ceux du mouvement Imperium Europa. Le bourbier tchétchène (sur le long terme : les souvenirs débutent en 1944), dans le regard des femmes des survivantes plutôt dune terreur désormais récurrente savère également impressionnant : le nihilisme, tempéré par le fatalisme, montre que dans certains cas, lhomme est capable de repousser les limites du désespoir
Et, non sans ironie, louvrage débute avec le récit, en couleur, dun procès de la Cour Pénale Internationale : le contraste entre la violence des faits et la sérénité des débats montre, sinon les limites du genre, au moins ce quil reste à parcourir pour établir une justice pénale internationale plus proche des individus, moins aseptisée.
Dans son manifeste initial, Joe Sacco défend un point de vue engagé, aux côtés des victimes, tout en revendiquant une approche quasi clinique, les faits se suffisant à eux-mêmes. Citant Robert Fisk, il résume sa démarche : « les reporters devraient être neutres et impartiaux, du côté de ceux qui souffrent ». Cette approche, sympathique mais pas compassionnelle, prend tout son sens dans cet album très impressionnant, très maîtrisé, très réussi, par son propos comme par la manière dont il met en scène le réel. Chaque récit, vériste sans voyeurisme, complété par un commentaire de Sacco, nous éclaire un peu plus sur cette actualité parfois un peu survolée par les médias, afin de ne pas lasser un public blasé : Joe Sacco ou lart de la persistance rétinienne
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 29/11/2011 ) Imprimer | | |