| Guy Delisle Chroniques de Jérusalem Delcourt - Shampooing 2011 / 25 € - 163.75 ffr. / 332 pages ISBN : 9782756025698 FORMAT : 16,5x23 cm Imprimer
Jérusalem : trois religions, deux peuples et une crise qui nen finit pas pour une ville, hélas, trois fois sainte. La cité a souvent inspiré les auteurs de bande dessinée, pour son cadre millénaire, son symbolisme, la richesse de son décor et de sa profondeur historique. On peut y situer mille et un complots, autant de récits et de scénarios mais le plus mystérieux demeure encore cette improbable cohabitation tendue entre juifs et arabes avec, en arrière-plan, le tourisme (et, cerise sur le gâteau, le cas original des samaritains, au carrefour de tous les nationalismes). Jens Harder (La Cité de Dieu, 2006) sétait essayé à un portrait, réussi, de la ville, au hasard de ses déambulations, des rencontres, des instants, un portrait rapide toutefois, celui dun touriste curieux là où Guy Delisle sexpatrie pendant près dune année. Le regard, forcément saffine, sur le quotidien, les gens, le décor. La Jérusalem sacrée est expédiée en quelques pages, et, si la religion plane toujours, lessentiel de ce journal concerne la vie de tous les jours et ses incongruités : le face-à-face entre colons et palestiniens, le mélange de sacré et de profane dans un marché, la banalité des armes (dans les supermarchés, lors dune séance de jogging
), le racisme ordinaire de nombreux israéliens et leur observance parfois mesquine des règles religieuses, et inversement, le dévouement dautres israéliens pacifistes, le fatalisme des Palestiniens et les efforts le découragement aussi des humanitaires, confrontés à des situations absurdes. On ressort de cette lecture avec le sentiment dune situation figée, enlisée, où la raison a définitivement quitté la partie : une cocotte minute de haine, dincompréhension et dinjustice qui nattend que dexploser dans un paysage travaillé par la religion dans ce quelle a de plus nocif. Du reste, lopération « plomb durci » qui a lieu durant la période, illustre ce fait que la guerre est, là-bas, devenue normale, prosaïque, cyclique, et a trouvé sa place dans le quotidien.
Le décor même participe de cette incongruité, avec ses quartiers voisins et pourtant très différenciés (à Jérusalem Est, la colonie moderne côtoie le quartier arabe ancien, ruines sur fond dintifada). Le symbole du mur séparant Israéliens et Palestiniens est encore plus déroutant : ce mur, souvent croisé par lauteur, qui sessaie parfois désespérément à le dessiner (mais le simple fait de sasseoir aux alentours et de faire un croquis semble menaçant pour les soldats) : limpression dun ghetto, recréé par les autorités israéliennes, engendre un malaise. Du reste, Guy Delisle excelle à montrer, par petites touches, le malaise des témoins, photographes, touristes, confrontés à des situations ubuesques
Exploitant le silence en BD (ce qui nest pas évident), il confronte le lecteur à ses propres stéréotypes (Bethléem, fantasme et réalité
).
Guy Delisle, de Shenzen à Jérusalem, en passant par Pyongyang et la Birmanie, sinsère ainsi dans un genre original, porté par quelques grands auteurs : la bande dessinée de reportage. Sa démarche est toutefois singulière, impressionniste, en ce quil se place au cur de son récit, et revendique donc un regard neuf (candide même), personnel sur un pays, une crise
Plus que dautres, Delisle est un témoin, qui observe, note, et livre, toujours avec un humour discret, un point de vue à la fois direct et distancié sur une situation : on retrouve dans ces Chroniques de Jérusalem le goût pour les anecdotes absurdes des autres récits de voyages, la curiosité tranquille, le détail essentiel. À travers son regard, le passage dun check point ou dun contrôle daéroport devient une affaire étrange, surréaliste, paranoïaque (et du reste, le simple face-à-face avec ladministration prend des allures kafkaïennes : en particulier, les explications sans fin des motifs dun séjour ou dun lien de parenté). Le trait, sobre, joue sur les ambiances, les contrastes quil restitue à la perfection : sans réalisme excessif, selon un art inspiré des comics (un décor réduit à lessentiel et une attention portée à quelques mots, quelques détails), Guy Delisle donne à voir, sans jamais mettre en scène ou tricher. Une fois de plus, ses chroniques sont une réussite, à la fois comme la retranscription fidèle dune ville dun quotidien, et comme un petit chef duvre dhumour. Un grand album, à nouveau.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 01/01/2012 ) Imprimer
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