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10 questions à Françoise Coste
Entretien avec Françoise Coste - (Reagan, Perrin, Septembre 2015)


- Françoise Coste, Reagan, Perrin, Septembre 2015, 618 p., 25,90€
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Parutions.com : Pourquoi une biographie de Ronald Reagan aujourd’hui, alors que quatre autres présidents nous en éloignent ? En quoi ce personnage peut-il encore nous intéresser aujourd’hui et nous faire comprendre le monde contemporain ?

Françoise Coste : Ronald Reagan méritait une biographie pour de nombreuses raisons. Effectivement, il y eu quatre présidents américains depuis Reagan, dont certains occupent bien plus les esprits des lecteurs, en bien (Obama) ou en mal (George W. Bush). Donc Reagan était peut-être un peu oublié, et c’est injuste me semble-t-il. Cet oubli est bien sûr relatif : «Reagan», c’est un nom que tout le monde connaît, même si on n’est pas sûr de savoir pourquoi. Le livre essaye de répondre à ce «pourquoi».

En France, il y a très peu de livres sur Reagan, qui y est souvent réduit à sa caricature de cow-boy idiot. Aux Etats-Unis, le problème est un peu différent : il y a pléthore de livres sur le personnage (d’autant plus qu’on a fêté son centenaire en 2011), mais ce sont, en très grande partie, des livres engagés ― soit des hagiographies écrites par d’anciens conseillers ou par des penseurs conservateurs contemporains ; soit des livres de journalistes ou d’universitaires de gauche qui tirent à boulets rouges sur ce président, symbole du tournant conservateur des Etats-Unis dans les années 1980. Mon but a été d’essayer de remplir le vide créé par ces visions très idéologiques. Car on ne peut nier que, tant sur le plan économique (victoire du néolibéralisme) que géostratégique (fin de la Guerre Froide et premiers signes de l’émergence du terrorisme islamiste), le monde actuel est le monde que Reagan nous a laissé.

Parutions.com : Vous émettez la thèse que Reagan a toujours fonctionné «comme si», formule magique de ce déni de réalité qui caractérise de bout en bout son exercice du pouvoir et sa philosophie de vie. Mais n’est-ce pas l’apanage de tous les chefs d’État arrivés à un certain niveau de puissance ? En quoi Reagan est-il spécifique de cette forme d’aveuglement sur la/sa politique ?

Françoise Coste : La question du déni est problématique, c’est vrai. Et je suis tout à fait consciente qu’elle peut être critiquée. Mais je l’ai choisie comme angle de lecture principal car ça a été la seule clé que j’ai trouvée pour comprendre le personnage. Reagan est un homme très secret ; comme il n’a pas laissé derrière lui d’écrits complexes illustrant sa pensée, comme il n’a jamais fait de bilan autocritique, on ne peut pas trouver dans ses propos ou sous sa plume le ressort qui explique ses motivations et ses succès. Et nombre de biographes américains se sont cassés les dents sur cette question-là : Edmund Morris par exemple, auteur d’une biographie magistrale en trois volumes du président Theodore Roosevelt et engagé par la Maison Blanche pour être le biographe officiel de Reagan, avec donc un accès inégalé au président, a renoncé à son projet. Trouvant le personnage trop opaque, il a décidé d’abandonner sa biographie et d’écrire à la place une sorte de roman biographique, dont il est lui-même le protagoniste, et intitulé Dutch.

La thèse du «comme si» m’a permis de dépasser ce blocage. Même si tous les grands dirigeants sont sans doute dans l’aveuglement (Bush par exemple n’avait pas été capable de répondre lors de sa campagne de 2004 à un journaliste qui lui demandait quelle avait été sa plus grande erreur…), cela a atteint un paroxysme chez Reagan. Et ce pour plusieurs raisons : la première fois que lui-même admet faire «comme si» se rencontre lors de son enfance, dans une scène fondatrice où il découvre son père ivre mort sur le palier de la maison, il s’agit donc d’un trait de caractère profondément ancré ; beaucoup de ses proches (comme sa première fiancée) ont par la suite remarqué la tendance de Reagan à s’enfuir dans un monde de rêves ; et puis, bien sûr, la thématique de l’illusion correspond bien aussi à ses années hollywoodiennes : le fait que le président ait eu une carrière d’acteur ne peut être anodin, surtout dans une période, les années 80, où la télévision va prendre une telle importance dans la politique américaine.

Parutions.com : Votre biographie est politique, elle retrace par exemple dans le détail l’évolution des équipes entourant Reagan ou encore les méandres de «l’Iran-Contra». Même si vous faites très bien ressortir les traits de sa personnalité, la vie privée de Reagan en est singulièrement absente, et notamment ses rapports avec son épouse Nancy (sauf le passage où vous évoquez l’influence décisionnelle de son astrologue Joan Quigley), ses enfants, ses proches. Reagan apparaît comme un être assez seul au fond. Les moments où l’on parle d’amitié, par exemple, sont rarissimes, et l’on se prendrait presque à le plaindre au moment où il interprète sa relation diplomatique avec Gorbatchev comme une complicité avec ce dernier, qu’il excédait pourtant… Qu’en est-il au juste de cet aspect ?

Françoise Coste : Cela relève d’un choix assumé de ma part, dès le départ : justement à cause du passé hollywoodien de Reagan et de l’importance que Nancy Reagan apportait à l’apparence du couple (et à son apparence à elle tout court…), Ronald Reagan est un président qui peut très bien être traité sous l’angle people : les amis d’Hollywood, le ranch californien, le makeover des appartements privés de la Maison Blanche par les amis décorateurs de Nancy, les disputes très publiques avec les enfants (la fille de Ronald et Nancy, Patti, a par exemple posé pour Playboy), etc. Or cela ne m’intéressait pas du tout. Non seulement, des livres people existent déjà aux Etats-Unis pour le public que cela captive, mais, surtout, il me semblait qu’il y avait tellement à dire sur l’itinéraire idéologique et l’œuvre politique de Reagan que les détails personnels pouvaient être passés au second plan.

De plus, comme vous l’identifiez bien, Reagan était de toute façon un être seul. Ceci est lié à sa dimension opaque, énigmatique, que j’évoquais plus haut. Tous ses collaborateurs, même ceux avec qui il a travaillé pendant des dizaines d’années, s’accordent pour dire que Reagan n’avait aucun sens de la complicité, il était dans sa bulle, ne s’intéressait à personne, ne faisait montre d’aucune chaleur particulière. La seule exception, c’était Nancy, et les enfant s’en sont souvent plaints : les parents étaient tellement fusionnels que les enfants n’avaient pas la place dans cette relation. Même si, par beaucoup d’aspects, on a parfois l’impression que Nancy était plus dans une relation maternelle et protectrice avec Ronald, plutôt que dans une posture d’épouse.

Parutions.com : Un/e Américain/e aurait-il/elle pu écrire une telle biographie de Reagan ? À l’inverse, en tant que Française, avez-vous rencontré des obstacles (pratiques, culturels…) dans l’approche de votre sujet ?

Françoise Coste : A cause de la vision ultra-idéologisée qu’ont les Américains de Reagan, comme je le disais dans la première réponse, je pense qu’un tel livre ne pourrait pas encore exister aux Etats-Unis, il est peut-être trop tôt. Mais avec le temps viendra sans doute un rapport moins passionné avec la figure reaganienne et les historiens américains pourront enfin s’y consacrer pleinement. Dans ce sens, avoir été française m’a sans doute aidé à approcher Reagan d’une manière que j’ai voulue la plus scientifique possible. Je dois de plus saluer le souci remarquable de la démocratie américaine pour la transparence : toutes les archives présidentielles sont consultables gratuitement (sauf celles classées ‘secret défense’, mais on peut quand même demander leur ouverture auprès du gouvernement). Les archivistes travaillant à la Ronald Reagan Presidential Library ont été d’un professionnalisme exemplaire, et ils/elles aident tous les chercheurs avec beaucoup de sollicitude, quelle que soit leur nationalité ― et les archives reçoivent pas mal de chercheurs européens, il faut le souligner, qui travaillent sur la fin de la Guerre Froide en particulier.

Parutions.com : Un autre absent complet de la biographie est le conseiller de Nixon, Henry Kissinger, qui traversa toute la vie politique et diplomatique américaine. Quels rapports entretenaient-ils ?

Françoise Coste : C’est vrai qu’Henry Kissinger n’apparaît pas dans les années Reagan. C’est sans doute parce que Kissinger, le grand architecte de la détente avec l’URSS et de l’ouverture à la Chine sous Nixon, était très mal vu par les Républicains conservateurs comme Reagan. Pour eux, et pour les néoconservateurs si présents autour de Reagan, Kissinger représentait toute la mollesse diplomatique qu’ils abhorraient tant. Il était donc hors-jeu dans ces cercles-là et je n’ai pas trouvé de trace de son influence dans l’administration Reagan.

Parutions.com : Les théories de la «grande prêtresse» Ayn Rand ont-elles eu une influence sur Reagan ? Et plus largement, quels étaient ses rapports avec les mouvements libertariens ?

Françoise Coste : En ce qui concerne Ayn Rand, votre question est très pertinente. Elle a en effet été l’une des prêtresses de toute une génération de conservateurs, et pourtant, elle ne semble pas apparaître dans le panthéon reaganien. Si de devais émettre une hypothèse, je dirais que ses bouquins étaient peut-être un peu trop intellectuels et ésotériques pour lui, et qu’il préférait des anecdotes vécues, concrètes, pour étayer ses principes conservateurs. J'ai aussi l’impression qu'Ayn Rand a souvent été une lecture adolescente pour les futurs leaders conservateurs, impressionnés par ses visions de grandeur et de toute-puissance (masculine évidemment). Or, Reagan était sans doute un peu trop vieux au moment de la sortie de ses livres pour être dans cette cible de lecteurs.

Plus globalement, le mouvement libertarien est problématique : ses penseurs sont quand même ultra-minoritaires et, surtout, ils restent (encore aujourd’hui) cantonnés aux cercles intellectuels et universitaires, ils ont du mal à exercer de l’influence au sein du Parti républicain. Et cela est logique : sur de nombreux points, ils sont en porte-à-faux avec l’idéologie conservatrice. Par exemple, ils sont très suspicieux de l’interventionnisme militaire à l’étranger, ce qui ne pouvait que les exclure de l’administration Reagan, bien plus proche des néo-conservateurs et de leurs velléités militaires (c’est ce même dilemme qui explique l’échec de Rand Paul, le républicain libertarien, aux primaires républicaines de 2016). De même, sur le plan des mœurs, les libertariens s’accommodent généralement de la révolution des mœurs née des années 60 (surtout sur la question de l’avortement ou du droit des gays), d’où une incompatibilité évidente avec la Droite Chrétienne alliée avec Reagan. C’est pour cela que le mouvement libertarien relève plus d’une vue de l’esprit que d’un mouvement politique concret aux Etats-Unis.

Parutions.com : Une présidence comme celle de Reagan, avec son lot d’incompétences et de dénis, serait-elle encore envisageable aujourd’hui ? Et quel est l’impact du «reaganisme» (comme doctrine socio-économique notamment) sur l’Amérique contemporaine ?

Françoise Coste : Une présidence à la Reagan serait encore tout à fait possible aux Etats-Unis ! Car, comme j’ai essayé de le montrer dans le livre, le déni ne touchait pas que le président, mais la population également. Les électeurs américains peuvent eux aussi tomber dans le piège de l’aveuglement, ils apprécient d’être caressés dans le sens du poil, et que les politiques leur disent ce qu’ils veulent entendre. Cela a été la clé du succès de Reagan et les Américains n’ont pas vraiment retenu les leçons du reaganisme et de ses échecs. Par exemple, ils n’ont pas hésité à élire de nouveau un président caractérisé par son manque de curiosité intellectuelle, George W. Bush, avec les résultats que l’on sait. Et le bilan par certains côtés négatifs des politiques économiques de Reagan (explosion du déficit et de la dette en particulier) n’a pas empêché la popularité de la théorie de l’offre : celle-ci reste jusqu’à aujourd’hui la marque de fabrique du Parti républicain. Elle est ainsi au cœur du programme de tous les candidats républicains aux primaires de 2016. C’est cela aussi le déni : continuer sans relâche à prêcher des politiques économiques qui n’ont pas marché par le passé.

Parutions.com : Le bilan que vous tirez du «reaganisme» est strictement américain. Quid de son influence sur le Vieux Continent ? Bien sûr, vous parlez de son discours berlinois… Mais sur une certaine droite ultralibérale en France et en Belgique notamment, dans l’Italie de la Démocratie chrétienne post-années de plomb, la figure de Reagan n’a-t-elle pas eu un impact considérable sur les imaginaires, les formations, les discours,… politiques ?

Françoise Coste : C’est vrai que Reagan a également façonné l’Europe, de multiples façons : sa complicité avec Margaret Thatcher, qui a donné beaucoup de crédibilité au renouveau conservateur dans les années 80 ; son engagement anti-soviétique au moment de la crise des euro-missiles ; et, bien entendu, la fin de la Guerre Froide, dans laquelle il a joué un rôle tellement important. Et Reagan a également eu un large impact idéologique sur les droites européennes : à travers lui, le salut venait enfin pour re-crédibiliser le conservatisme, après tant de décennies de domination intellectuelle du Keynésianisme. D’où, effectivement, un vent ultralibéral qui s’est mis à souffler à ce moment-là sur de nombreux responsables politiques européens. Cependant, on peut se demander si ces leaders-là ont réellement compris le reaganisme, dans tout ce qu’il avait de profondément américain, sans se demander suffisamment si le conservatisme reaganien pouvait être transposable tel quel en Europe. De plus, tout comme la droite américaine, les droites européennes n’ont pas fait l’inventaire du reaganisme, on ne trouve pas de recul critique par rapport au bilan mitigé de certaines de ses mesures. Pour les droites européennes, Reagan semble donc relever plus d’un mythe américain que d’une réflexion aboutie et informée.

Parutions.com : Malgré l’objectivité que vous maintenez tout au long du récit, et les appréciations négatives de maints aspects de la politique reaganiennes, l’on vous sent, peut-être pas séduite, mais fascinée par certains aspects du personnage. Qu’en est-il de votre appréciation personnelle de son parcours et de son caractère ?

Françoise Coste : Garder une vision objective de mon sujet a été la partie la plus difficile de la rédaction du livre, sans aucun doute. Reagan est une figure tellement idéologique, tellement clivante. Et c’est vrai que j’ai sans doute travaillé dans une sorte de schizophrénie : d’un côté, je tenais à montrer que, malgré le culte dont il fait l’objet dans une grande part de la population américaine, Reagan a connu des échecs et que des épisodes quasiment oubliés aujourd’hui, comme Iran-Contra, constituent des scandales gravissimes. En même temps, je ne cache pas avoir été épatée par Reagan comme animal politique. Indépendamment de ce que l’on peut penser de ses idées, c’est une homme politique au destin littéralement extra-ordinaire : rien, absolument rien, dans ses origines et son parcours initial ne pouvait laisser penser qu’il finirait président des Etats-Unis, et pourtant il a finalement été un président qui a fortement marqué l’histoire. C’est cette énigme qui m’a guidée, à cause de ce qu’elle révèle de la force de cet homme, mais aussi du fonctionnement de la vie politique américaine ― une telle carrière ne serait pas possible en France je crois.

J’ai donc un peu conçu mon livre comme une enquête, en tentant d’aller au-delà du cliché qui fait de Reagan un nigaud manipulé par ses conseillers. Si Reagan avait été cela, il n’aurait pas été le président le plus marquant de la seconde moitié du XXe siècle. Tellement peu d’hommes (Obama est le quarante-quatrième) ont été élus présidents des Etats-Unis que quiconque y arrive me paraît intrinsèquement digne d’intérêt.

Parutions.com : Quel autre Président américain méconnu (car Reagan l’était jusqu’à présent) vous semblerait-il intéressant de faire redécouvrir au public francophone ?

Françoise Coste : Je crois qu’un autre président assez méconnu et, surtout, incompris, est Lyndon B. Johnson, qui a remplacé Kennedy quand ce dernier a été assassiné. Johnson souffre d’une terrible réputation car il est identifié à la tragique escalade de la Guerre du Vietnam. Cette critique est évidemment juste, mais Johnson, c’est aussi tellement plus que cela. Il mériterait d’être réhabilité, en particulier à cause de son bilan historique sur la question des droits civiques. Alors qu’il venait lui-même d’un Etat ségrégationniste, le Texas, c’est lui qui a imposé au Congrès dominé par les Démocrates sudistes le Civil Rights Act de 1964, qui a mis fin à un siècle de ségrégation raciale. Il s’agit là du résultat d’un itinéraire personnel fascinant et d’un triomphe politique magistral, sur le plan de la maîtrise des institutions, de la communication avec l’opinion publique, et de la noblesse des idées. Bref, un moment rare qui mériterait d’être étudié minutieusement.


Propos reccueillis par Frédéric Saenen (Janvier 2016)
( Mis en ligne le 11/01/2016 )
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