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Les derniers jours du Prophète | | | Entretien avec Hela Ouardi - (Les derniers jours de Muhammad, Albin Michel, Mars 2016)
- Hela Ouardi, Les derniers jours de Muhammad, Albin Michel, Mars 2016, 365 p., 19,50 Imprimer
Parutions.com : Vous citez Ernest Renan, mais également Jacques Berque parmi vos références du prologue. Pourriez-vous brièvement nous retracer votre parcours intellectuel (vos influences, votre propre cheminement de chercheuse, etc.) ?
Hela Ouardi : Il est difficile pour moi de retracer mon «parcours» car jestime que je ne suis encore quune débutante. Tout ce que je peux faire, cest rappeler que mes travaux académiques antérieurs étaient centrés sur la littérature française (Doctorat et HDR autour de luvre de Raymond Queneau). Depuis 2006, quand jai été chargée de diriger le Département scientifique de lAcadémie tunisienne des Sciences, des lettres et des arts Beït al-Hikma, jai commencé à mintéresser au domaine de lorientalisme et à lislamologie. Jai coordonné la réédition critique de la Chrestomathie arabe dAntoine-Isaac Silvestre de Sacy (Presses Universitaires de France, 2008). Cétait une expérience très importante pour moi car elle ma permis de retrouver la littérature arabe pour laquelle javais depuis mon enfance une grande passion. En fait, bien que je sois spécialiste de littérature et de civilisation françaises, je me suis toujours considérée comme une arabisante «en hibernation» - pour paraphraser Umberto Eco qui usait de cette expression pour se qualifier de médiéviste. Cest ainsi que depuis 2009, jai consacré de nombreuses études à des aspects historiques et politiques de lIslam. Jai notamment publié dans la revue Le Débat un article intitulé «De lautorité en islam» (Gallimard, 2012). Entretemps, jai souhaité donner un cadre académique à ma passion pour la recherche sur lislam en devenant membre associée dans le laboratoire détudes sur les monothéismes au CNRS ; jai intégré cette structure de recherche afin de préparer une monographie portant sur les orientalistes de langue française et le Coran. En parallèle, je menais une enquête sur les derniers jours du Prophète qui a donné lieu à ce livre publié chez Albin Michel en mars dernier.
Parutions.com : En plus de la masse documentaire à dépouiller, quelles ont été les autres difficultés majeures dans la menée de votre travail philologique ? Y a-t-il eu des spécificités liées à la langue arabe qui ne se poseraient pas dans une recherche philologique sur un corpus «chrétien» ?
Hela Ouardi : Très honnêtement, ce travail philologique a été passionnant donc je ne raisonne pas en termes de «difficulté» mais de défi. Certes, comme vous le dites à juste titre, il y avait un corpus textuel volumineux à gérer ; certes aussi, les textes sont souvent écrits dans une langue arabe ancienne (et il y a parfois des soucis dordre lexical) mais ces obstacles sont très stimulants et piquent la curiosité du chercheur. En réalité, le véritable défi sest situé non en amont, soit durant la phase de lexploration du corpus de la Tradition, mais plutôt en aval quand il sest agi de mettre en forme, en «intrigue», la masse considérable dinformations divergentes et parfois contradictoires que jai réunies. En somme, ce nest pas la lecture qui a été laborieuse mais plutôt la phase de lécriture.
Parutions.com : Vous dites que les traditions sunnites et chiites sont relativement convergentes quant aux récits des derniers jours de Muhammad. Mais quels en sont les points de divergence principaux ?
Hela Ouardi : Jai remarqué que les chiites accusent ouvertement les deux premiers califes Abu Bakr et Umar, assistés de leurs filles respectives Aïsha et Hafsa, davoir assassiné le Prophète. Leur critique virulente des deux premiers califes, dont ils rejettent en bloc la légitimité, donne lieu à une représentation ouvertement polémique de lhistoire de lislam. Je dirais que cest «naturel» puisque les chiites étaient dabord des opposants politiques. Au niveau des informations, on retrouve quasiment les mêmes éléments chez les sunnites et chez les chiites. La différence qui ma frappée est essentiellement une différence «stylistique» : les sunnites écrivent sous le mode de lellipse et les chiites sous le mode de lhyperbole !
Parutions.com : Quelle a été la question la plus délicate à aborder dans cet ouvrage ? Et avez-vous le sentiment davoir mis à jour quelque chose quaucun autre islamologue avant vous naurait souligné ?
Hela Ouardi : Tout le sujet du livre était délicat et jen étais consciente ; cest pour cette raison que je devais être prudente en multipliant les références aux sources de la Tradition. Je nai pas le sentiment davoir apporté des informations inédites car plusieurs chercheurs ont lu et exploré avant moi la tradition musulmane (notamment tout ce qui a trait à la biographie du Prophète). Ce nest pas à moi de déterminer lapport de mon travail, cest la communauté scientifique qui est mieux placée que moi pour évaluer mon livre et dire sil constitue ou pas une avancée dans la recherche sur lhistoire de lislam.
Parutions.com : Dans un passage de lannexe sur les sources musulmanes, vous émettez le jugement que lapproche dun Edward Saïd «a contribué à plonger davantage de nombreux intellectuels musulmans dans une sorte dautisme qui les pousse à rejeter en bloc toute vision critique de leur histoire». Pourriez-vous développer ce point de vue ?
Hela Ouardi : Jévoque ici en particulier lattitude méfiante que jobserve autour de moi chez des chercheurs musulmans qui frémissent dès quils voient un «occidental» parler de lhistoire de lislam. Peut-être ont-ils limpression que cette intrusion dans leur histoire leur rappelle trop lintrusion dans leur espace quand ils ont été colonisés !
Parutions.com : Quelle est la réception de votre ouvrage en Tunisie et plus généralement dans la sphère musulmane ? Serait-il envisageable de le traduire en arabe ?
Hela Ouardi : En Tunisie, et jen suis ravie, mon livre connaît un grand succès et bat des records de vente. Je ne sais pas dailleurs si mon livre est vendu ou pas dans dautres pays musulmans (je sais seulement que mon livre est censuré au Sénégal et quil est introuvable au Maroc même sil ny est pas officiellement censuré). Pour lheure, mon livre nest accessible quau lectorat francophone. Jai reçu (et reçois encore) des messages très positifs de la part de nombreux lecteurs des quatre coins du monde. La traduction arabe de mon livre est en cours. Sa publication est imminente. Je crois que cette traduction arabe ne posera pas de problèmes puisquelle ne fera finalement que citer textuellement les sources arabes qui ont servi de point de départ à la version française.
Parutions.com : Quel sujet abordé dans votre ouvrage aimeriez-vous approfondir, au point peut-être den faire une étude complète ?
Hela Ouardi : Comme je lannonce dans lépilogue du présent ouvrage, je compte consacrer une monographie à la réunion de la Saqifa des Banu Saida qui a donné lieu à «lélection» du premier calife Abu Bakr. Lors de cette réunion où les Emigrants de la Mecque et les Ansars («auxiliaires») de Médine se sont affrontés, sest jouée la genèse de lautorité politique en islam. Eu égard aux événements contemporains, le sujet me semble dune grande actualité
Entretien mené par Frédéric Saenen, le 16 juin 2016 ( Mis en ligne le 22/06/2016 ) Imprimer
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