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Quand l’helléniste se fait ethnologue | | | Marcel Detienne Les Grecs et nous - Une anthropologie comparée de la Grèce ancienne Perrin - Tempus 2009 / 8 € - 52.4 ffr. / 214 pages ISBN : 978-2-262-03005-6 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
Première publication en mai 2005 (Perrin).
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia et ancien professeur dhistoire-géographie, il est actuellement conservateur à la Bibliothèque Interuniversitaire Cujas à Paris. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
Marcel Detienne a fait quelque peu scandale dans les cénacles historiens en publiant en 2000 Comparer lincomparable (Le Seuil), où il chantait les louanges dune anthropologie ouverte sur le monde et intelligemment comparatiste face à une corporation historienne prisonnière de ses origines nationales, voire nationalistes. Malgré un ton parfois plus proche du pamphlet que de lessai documenté, il y esquissait des pistes de recherches fructueuses et novatrices.
Certaines sont reprises dans le présent ouvrage, mais entre temps celui qui est devenu professeur à lUniversité Johns Hopkins aux États-Unis après avoir été longtemps Directeur détudes à la Section des Sciences Religieuses de lEcole Pratique des Hautes Etudes a publié dautres livres, dirigé dautres ouvrages collectifs (notamment le stimulant Qui veut prendre la parole ?, Le Genre Humain, n° 40-41, Le Seuil, 2003). Les Grecs et nous offrent ainsi une sorte de condensé de ses recherches.
Dès lintroduction, lauteur prend ses distances par rapport au sens commun qui se plaît à penser que notre histoire commence par les Grecs. Ces derniers représentent un enjeu réel dans lhistoire de lOccident, car de nombreux esprits notamment Jacqueline de Romilly se sont plu à montrer que les Grecs ont eu les premiers le goût de luniversel, quils ont inventé la liberté, la philosophie et la démocratie donc quils sont à lorigine de lesprit même de notre civilisation occidentale. Nous avons ainsi le sentiment dune grande familiarité avec les Grecs, car ils ont parlé et écrit avec des mots et des catégories que nous navons cessé demployer. Mais cette proximité est peut-être trompeuse. Marcel Detienne rappelle que les fondateurs de lanthropologie, contrairement aux historiens et aux hellénistes, ne séparaient pas la Grèce ancienne des cultures dites «primitives» ou «sans civilisation». Dès lors, lauteur propose de se livrer à une «anthropologie comparée de la Grèce ancienne», qui est une autre manière de découvrir les Grecs par rapport à celle des classiques humanités ; les Grecs sont «non seulement mis à distance mais entraînés vers des navigations lointaines, sans autre raison, dabord, que le plaisir de découvrir des pensées neuves sur de vieilles questions comme la mythologie, la démocratie ou la vérité par exemple ! Ce livre invite à faire entrer les sociétés anciennes dans le champ dun comparatisme volontairement expérimental, à léchelle dun monde qui reconnaît de mieux en mieux la variabilité culturelle et en tire bénéfice».
Après cette «ouverture» programmatique, le premier chapitre invite à faire de lanthropologie avec les Grecs. Il revient sur lhistoire de la discipline anthropologique et de la comparaison, développée dès le XVIe siècle quand des écrivains comme Henri de la Popelinière et Jean Bodin ont comparé les murs et coutumes des Anciens avec celles du Nouveau Monde. Entre 1860 et 1880, lanthropologie (avec, par exemple, Tylor ou Frazer) choisit de mettre en perspective pour les interroger aussi bien les civilisations «primitives» de tous les continents que les sociétés anciennes, le passé médiéval européen et une part des murs et coutumes contemporaines. En parallèle, la discipline historique sinscrit dans un champ complètement différent, puisquelle privilégie le champ national, que ce soit en France, en Allemagne ou en Angleterre. Elle affirme dès lors son caractère exclusif et incomparable. Classer les Grecs dHomère et de Platon, ces vénérables ancêtres de la civilisation européenne, parmi les «peuples non civilisés» comme le font les anthropologues devient vite scandaleux pour ne pas dire impensable. Ce nest que dans les années 1970, avec les travaux des hellénistes Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet ou Marcel Detienne lui-même, qui intègrent lapproche structurale développée par lethnologue Claude Lévi-Strauss dans lanalyse des mythes, que lapproche anthropologique commence à gagner droit de cité, non sans critiques et réticences dans le monde des études classiques.
Le deuxième chapitre sintéresse justement à cette question de la mythologie et de létude des mythes, que lauteur avait déjà amplement développée dans LInvention de la mythologie (Gallimard, 1981, éd. revue, 1987). Rien ne nous semble plus grec que la mythologie, car une longue tradition culturelle et figurative nous donne limpression dune familiarité avec ces «histoires grecques».Une première réflexion sur la nature des mythes et de leur signification dans lhistoire de lhumanité se déploie autour de la «fable» entre Grecs et «Amériquains» avec Fontenelle et Lafitau, au cours du XVIIIe siècle. Aujourdhui comme hier, les débats sur la «pensée sauvage ou une «pensée mythique» sont inséparables du statut de la mythologie reconnue aux anciens Grecs.
Des mythes, lintérêt de la recherche de Marcel Detienne se déplace, dans le chapitre suivant, vers leur transcription. Les Grecs de lAntiquité semblent offrir dans leur culture un état de civilisation à mi-chemin entre des formes doralité et des pratiques déjà diversifiées de lécrit. Une recherche très active sest investie dans la comparaison des différents types de poésie orale et de pratiques doralité, mais aussi sur les différences de transcription des mythologies entre le Japon, les Kanaks de Nouvelle-Calédonie, le modeste royaume antique dIsraël ou les pontifes de Rome rédacteurs des annales. Cette étude, dirigée par lauteur dans un ouvrage collectif (Transcrire les mythologies, Albin Michel, 1994) permet de comparer différents régimes dhistoricité.
Le quatrième chapitre opère un retour sur un des premiers ouvrages majeurs de Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque (Maspéro, 1967 ; rééd. Pocket-Agora, 1994). Les approches comparatives permettent de nuancer les analyses anciennes et détudier les lieux et les noms de la «vérité» (qui se dit alétheia en grec), aussi bien en philosophie que dans les différentes formes de savoir, lintérêt pour le thème de la «parole» véridique concernant évidemment le domaine politique.
Cest justement ce domaine du politique (un mot grec, encore, comme pour la mythologie !) qui est au centre des deux derniers chapitres. Tout dabord la thématique de lautochtonie, qui conduit directement vers les manières de «faire du territoire», dont lune, bien connue de nos contemporains (et surtout des historiens contemporanéistes), sappelle l«identité nationale». On retrouve ici les thématiques du bref essai Comment être autochtone (Le Seuil, 2003), qui permettait de comparer lAthènes dErichthonios, la Thèbes ddipe et la France de Maurice Barrès et de Fernand Braudel. Marcel Detienne y rajoute les exemples des Aborigènes dAustralie ou des Padans de la Ligue du Nord (qui se présentent comme de «purs Celtes» face à la capitale italienne héritière dun antique Empire honni).
Le dernier chapitre présente des «comparables sur les balcons du politique» en résumant les différentes contributions de louvrage collectif Qui veut prendre la parole ? (Le Seuil, 2003). Cest une opinion fort répandue en Europe et en Amérique du Nord que la démocratie est tombée du ciel en Grèce, sur lAthènes de Périclès, et a inspiré bien plus tard les révolutionnaires du XVIIIe siècle formés aux études classiques. Mais cest oublier dautres pratiques dassemblée qui sont peu redevables aux lumières de lAcropole, que ce soit chez les Cosaques dUkraine du XVe au XVIIe siècle, chez les Ochollo dEthiopie du Sud, dans les communes italiennes du Moyen-Âge, les monastères bouddhistes du Japon médiéval, chez les chanoines séculiers ou encore les Sénoufo de Côte dIvoire.
En mettant ainsi laccent sur la distance qui nous sépare des anciens Grecs, en gardant le cap sur la variété des cultures, Marcel Detienne et les tenants de lanthropologie comparée aimantée par les dissonances veulent faire voir la misère des corporatismes, rangés dans les bocaux de disciplines incomparables et jalouses de leur objet. Il sagit donc de prôner une interdisciplinarité qui soit des plus fructueuses et permette de réconcilier enfin historiens et anthropologues.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 17/03/2009 ) Imprimer | | |
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