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Histoire & Sciences sociales  ->  Antiquité & préhistoire  
 

Gynécocratie et communauté des femmes dans l’imaginaire grec
Suzanne Saïd   Le Monde à l’envers - Pouvoir féminin et communauté des femmes en Grèce ancienne
Les Belles Lettres - Essais 2013 /  33 € - 216.15 ffr. / 259 pages
ISBN : 978-2-251-44473-4
FORMAT : 16,0 cm × 23,0 cm

L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de l’I.E.P. de Toulouse, titulaire d’une maîtrise en histoire ancienne et d’un DEA de Sciences des Religions (EPHE), est actuellement conservateur à la Bibliothèque Interuniversitaire de la Sorbonne à Paris, où il est responsable du CADIST Antiquité. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne.
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En ces temps où il est beaucoup question de genre (au sens de l’américain gender), autant dans l’actualité médiatique que dans la recherche scientifique, Suzanne Saïd, professeur émérite des universités de Paris X-Nanterre et Columbia University, où elle a longtemps enseigné les différents aspects de la littérature grecque, d’Homère à l’époque impériale, sans oublier la réception par les modernes des textes anciens, nous offre une lumineuse étude de l’imaginaire des Grecs à propos du pouvoir féminin et de la communauté des femmes en Grèce ancienne.

Si certains ont rêvé, depuis Bachofen, d’un matriarcat originel, Suzanne Saïd montre bien dans son livre que l’idée d’une prééminence politique des femmes relève plus des représentations que de la réalité historique. En plaçant dans un passé lointain ou dans des régions éloignées – donc à distance dans le temps et l’espace – la réalité d’un pouvoir féminin et l’existence d’une communauté des femmes, voire en les projetant dans l’utopie, les Grecs ne faisaient que justifier le fonctionnement hic et nunc de la cité envisagée comme un «club d’hommes». Suzanne Saïd a choisi de regarder la cité antique «à l’envers» (d’où le titre de l’ouvrage), et d’étudier ce qui est à l’opposé de ses valeurs patriarcales, à savoir la double menace d’un pouvoir au féminin et d’une communauté des femmes. Un pouvoir féminin est en effet par définition anormal : la gynécocratie ne peut être qu’une anomalie monstrueuse. La communauté des femmes est tout aussi aberrante dans le contexte socio-culturel des Grecs, où le mariage et la filiation légitime apparaissent comme le fondement même de la communauté familiale, et au-delà, de la société.

Dans le premier chapitre, l’auteure s’intéresse à la nature féminine dans la biologie d’Aristote. Elle rappelle que l’infériorité naturelle de la femme était pour le philosophe (et pour les Grecs en général) une évidence, en examinant la présentation du féminin et de la femelle dans les trois grands traités biologiques aristotéliciens que sont l’Histoire de animaux, De la génération des animaux et Les Parties des animaux. Pour Aristote, la femelle n’est guère qu’un mâle mutilé, voire une «femme-eunuque». La femme est également proche de l’enfant, qui est un mâle inachevé. L’infériorité féminine se manifeste notamment à travers les menstrues, envisagées comme un résidu du sperme qui est pour sa part beaucoup plus subtil.

Le deuxième chapitre traite des usages de femmes chez les sauvages d’Hérodote, vivant aux confins du monde habité. Le «père de l’histoire» (mais aussi de l’ethnographie) décrit ainsi des peuples particulièrement sauvages, en Inde, dans le Caucase et en Libye, où règne la promiscuité sexuelle, mais aussi l’omophagie (voire le cannibalisme) ou, au contraire, le végétarisme. Les Massagètes, les Scythes et les Libyens occupent une position plus intermédiaire entre sauvagerie et civilisation. Chez les Libyens laboureurs, plus civilisés encore, règne cependant l’inversion des rôles de l’homme et de la femme. Plus au nord, Hérodote note des degrés différents d’altérité, par exemple entre les Thraces (les plus proches des Grecs), les Agathyrses (qui pratiquent la communauté des femmes mais forment une société plus douce que les féroces Taures) et les Sauromates (où les femmes mènent le même genre de vie virile que leurs ancêtres Amazones).

Le troisième chapitre poursuit dans la même lignée en présentant le thème de la communauté des femmes dans l’ethnographie après Hérodote. L’héritage de ce dernier se fait sentir dans l’Anabase de Xénophon, ou chez des auteurs moins connus comme Théopompe et Mégasthène. Chez les Cyniques, la communauté des femmes ne sert plus à exalter en creux les valeurs de la civilisation, elle permet au contraire d’en dénoncer les tares, les «bons sauvages» faisant désormais figure de modèle et non plus de repoussoir. Les sauvages décrits par Ephore, Nicolas de Damas et Jambule sont eux aussi très ambigus. Chez Diodore de Sicile et Strabon, la sauvagerie n’est pas non plus toujours un repoussoir. Ainsi les Ichtyophages («mangeurs de poissons») peuplant le littoral africain du golfe Persique pratiquent la communauté des femmes et des enfants, mais vivent dans une sorte d’âge d’or.

Le quatrième chapitre est tout entier consacré aux Amazones qui, d’Homère à Nonnos de Panopolis, ont offert aux Grecs le miroir d’une société aux antipodes de la leur, où des femmes viriles auraient le pouvoir parce qu’elles en auraient exclu les hommes ou les auraient réduits à un statut analogue à celui des femmes chez les Grecs. Les guerrières héroïques évoquées par l’épopée, la lyrique archaïque et le théâtre classique sont remplacées par un envahisseur barbare à l’image des Perses dans l’oraison funèbre et chez les Atthidographes. Sous l’Empire romain (notamment dans la seconde sophistique) comme dans l’Antiquité tardive (chez Quintus de Smyrne ou Nonnos), l’évocation des Amazones permet un peu paradoxalement de démontrer l’infériorité, considérée comme naturelle, de la femme, tout en soulignant sa troublante beauté.

Le cinquième chapitre traite de l’utopie comique dans L’Assemblée des femmes d’Aristophane, pièce de théâtre où des femmes, déguisées en hommes, décident de confier l’Etat et l’administration de toutes les affaires publiques aux femmes, qui abolissent en même temps le pouvoir masculin, la propriété et le mariage, fondements de la cité. Loin de la lecture féministe anachronique que certains en ont donnée, la pièce pousse jusqu’au bout la logique de la démocratie, remplaçant l’isonomie politique des citoyens mâles par un égalitarisme de fait touchant aussi les domaines de la propriété et du sexe. L’arrivée au pouvoir des femmes signifie la victoire de l’oikos et de la sphère domestique sur la polis et la sphère politique. A la fin de la pièce, la communauté des femmes se transforme en foire d’empoigne de vieilles convoitant le même jeune homme qui «baise en pleurant», ce qui souligne l’échec du projet de Praxagora et de ses compagnes.

Le sixième et dernier chapitre s’intéresse à une autre utopie, l’utopie philosophique exposée dans la République de Platon. A la différence d’Aristophane, qui poussait à l’extrême la logique égalitaire de la démocratie, l’utopie platonicienne se définit contre elle, proposant un contre-modèle. Est affirmée la suprématie de la polis sur l’oikos et de l’intérêt général sur l’intérêt particulier. La communauté des biens entre les gardiens, la classe dirigeante de la cité, a pour but d’interdire le développement de l’égoïsme. La communauté des femmes et des enfants, qui en est l’aboutissement, a pour objet de renforcer le lien symbolique unissant le citoyen à la cité tout en mettant l’instinct sexuel au service d’un eugénisme utile à la cité. Platon précise que les femmes participeront à toutes les activités, y compris le gouvernement, mais n’oublie pas de rappeler qu’elles sont en tout inférieures aux hommes. De plus, le véritable but d’une communauté d’occupations entre les hommes et les femmes est surtout de fortifier le corps de ces dernières, pour les rendre mieux aptes à leur fonction essentielle de reproduction. Il s’agit donc moins pour Platon de faire des gardiens de sexe féminin que d’assurer aux gardiens des épouses aptes à leur donner de beaux enfants.

L’essai de Suzanne Saïd est complété par une bibliographie de quatorze pages (où l’on relèvera quelques absences, notamment les travaux de Stella Georgoudi sur Bachofen et l’idée du matriarcat originel) et deux index (des auteurs anciens ; des peuples et des lieux). L’auteure n’en réussit pas moins à nous faire faire un tour très stimulant de la littérature grecque sur le long terme, montrant subtilement les évolutions qui ont pu se produire, par exemple, entre l’époque classique et l’âge hellénistique sur l’appréhension de la sauvagerie des peuples lointains, ou entre Homère et l’antiquité tardive sur la représentation des Amazones. Suzanne Saïd met à contribution plusieurs genres littéraires dont elle maîtrise parfaitement l’étude, de l’épopée à la philosophie en passant par l’histoire (ou plutôt l’ethnographie) et le théâtre comique. L’originalité de son approche est de lier les questions du pouvoir féminin et de la communauté des femmes, a priori antinomiques, mais qui se rejoignent dans leur opposition au modèle civique grec.


Sébastien Dalmon
( Mis en ligne le 27/05/2014 )
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