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Histoire & Sciences sociales  ->  Antiquité & préhistoire  
 

Les sens du sacrifice romain
John Scheid   Quand faire, c'est croire - Les rites sacrificiels des Romains
Aubier - Historique 2005 /  26 € - 170.3 ffr. / 348 pages
ISBN : 2-7007-2298-1
FORMAT : 14x22 cm

L'auteur du compte rendu: Michel Blonski, agrégé d'Histoire, travaille en doctorat sous la direction du professeur François Hinard, à l'université de Paris IV, sur les problèmes du rapport au corps dans la civilisation romaine.
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John Scheid, professeur au Collège de France, s'attache depuis longtemps à décaper les interprétations péjoratives et dépréciatives de la religion des Romains. Celle-ci a trop longtemps été vue comme un ensemble de prescriptions mécaniques et oiseuses ; elle a également été considérée comme largement décadente à l'époque de la fin de la République et de l'Empire ; il est temps de revenir sur cette tradition.

Dans son dernier ouvrage, fruit de nombreuses années passées à étudier les rites religieux des Romains, l’historien revient sur les significations revêtues par la pratique sacrificielle dans cette civilisation. Car le sacrifice est "le rite central de la religion romaine" : loin d'être une simple coquille vide, un vague et informe ensemble de rites sans signification, comme les historiens de Rome l'ont cru trop longtemps, le sacrifice peut être déchiffré, il peut donner du sens, du caractère, témoigner d'une spiritualité différente de la nôtre ; il révèle ainsi des modes de pensée, des réflexes mentaux - ceux d'un monde entièrement structuré autour de la cité et de ses idéaux. Le sacrifice fait sens, et il n'est pas indifférent de le pratiquer.

Ce livre, mêlant contributions originales et articles déjà parus mais réactualisés, explore la question en quatre parties, en annexe desquelles sont joints plusieurs textes anciens, épigraphiques et littéraires, qui permettent l'analyse. Dans la première patrie de son ouvrage, l'auteur s'attache, en se fondant sur les protocoles des Frères arvales, à décrire et à analyser minutieusement la succession des rites au sein du sacrifice. On en déduit, après la comparaison des différents sacrifices mentionnés, une même séquence rituelle comme base. Le sacrifice ainsi catégorisé prend donc une signification implicite : son déroulement est la manifestation de la reconnaissance, par les sacrifiants, de la hiérarchie entre les dieux et les hommes. Cette hiérarchie est également visible - et interprétable - entre les dieux eux-mêmes : la multitude des petites divinités, des Sondergötter, appelés seulement pour l'exercice d'un office, si minuscule et ponctuel soit-il, à l'intérieur du rite, en est le signe. Ces petits dieux ne sont pas seulement les serviteurs des grands, comme Dumézil l'avait établi (de la même manière que, sur terre, certains hommes en servent d'autres dans leurs offices). Ils sont aussi une preuve de la nécessité, pour l'esprit romain, de décomposer, de déconstruire au maximum une action en une séquence d'actions, afin d'en saisir toutes les dimensions, spirituelles (justifiant le polythéisme) comme sociales (justifiant la structure sociale de la cité).

La deuxième partie de cet ouvrage a pour thème l'analyse des problématiques liées à un genre particulier de sacrifice : le "rite grec". En effet, la classification habituelle des sacrifices romains en mode "grec" et en mode "romain" a posé bien des soucis aux chercheurs : les rites dits grecs sont-ils l'indice d'une arrivée de spiritualités helléniques ? Permettent-ils d'établir l'ancienneté ou au contraire la nouveauté de tel ou tel rite ? J. Scheid dépasse cette question : certains sacrifices sentis comme bien "romains" utilisent le mode grec, et vice-versa. Bien plus : une même séquence rituelle peut intégrer les deux à la fois. Rien, donc, n'indique que des modalités rituelles un peu différentes doivent être brutalement ramenées à des influences étrangères.

L'auteur élargit la question en la ramenant au problème, plus général en fait, de l'interprétation des sources ; il prend l'exemple de Denys d'Halicarnasse. Celui-ci, il est vrai, décrit certains rites religieux de Rome et en souligne le caractère grec. Mais, au sein d'une même séquence rituelle, il ne décrit que ce qui lui paraît grec, et non le reste, car il s'agit pour lui de démontrer, par ces exemples rituels, l'origine grecque des Romains. Sa description doit donc être replacée dans le cadre d'une analyse historique et non religieuse. Nous touchons ici au problème général des textes anciens qui interprètent des rituels (et nous apparaissent donc comme des sources d'histoire religieuse) : il ne s'agit pas de commentaires religieux, mais de textes voulant parler d'autre chose et interprétant au passage, pour les besoins de la cause, les rites qui paraissent utiles. Mais ces interprétations sont ouvertes (il n'y a pas de dogme), et ne valent pas plus que d'autres. L'historien doit donc être très attentif à ne pas surinterpréter les sources sur la religion.

La troisième partie est une "plongée dans le religion privée". Rappelons que la religion à Rome n'est pas qu'affaire de culte public ; il y a autant de cultes que de communautés et de familles, et cela ne porte pas préjudice à la religion civique. En étudiant les modalités du sacrifice domestique à travers l'exemple de Caton l'ancien, J. Scheid constate la répétition, au sein d'une grande famille du Latium, des mêmes séquences rituelles que dans les grands cultes publics. Il semble ainsi que les principes de la piété privée soient les mêmes que ceux du Forum - donc que leur sens soit semblable : reconnaître la distance et la hiérarchie entre les dieux et les hommes. En confrontant l'ensemble des sources, J. Scheid note que ces principes paraissent ne pas changer substantiellement entre le IIe siècle av. J.-C. et le IIIe siècle ap. J.-C. En prenant un autre exemple de culte privé, le culte funéraire, l'auteur déduit que, là encore, les rites mis en oeuvre entre vivants et morts permettent de définir la distance entre eux, et donc de souder, de fonder, la communauté des vivants. Là encore, le rite a sa propre valeur.

La quatrième partie de ce livre analyse les "aspects sociaux du sacrifice", et étudie en particulier les conséquences pratiques du partage de la nourriture sacrificielle. Qui dit sacrifice sanglant dit viande et banquet : toute la viande consommée en général provient-elle alors du sacrifice ? Sans répondre absolument par oui à cette question, J. Scheid observe que c'est fréquemment le cas. Manger - et banqueter - est une activité sociale et religieuse. Banqueter, c'est faire religion. Le caractère socialement constructif du sacrifice apparaît ici dans toute sa netteté. Mais le banquet que permet le sacrifice, s'il manifeste la commensalité entre dieux (à qui revient la meilleure part, signe de leur supériorité) et les hommes, est aussi le lieu de la hiérarchisation entre ces derniers - c'est-à-dire le lieu de formation de la communauté dans sa complexité hiérarchique et statutaire. Les critères constitutifs du monde civique sont reflétés (et peut-être causés) par les modalités du partage sacrificiel, dont on peut dire en un sens qu'il est créateur de la cité, qu'il fournit à la cité "l'atelier conceptuel où sont sortis ses étalons de valeur".

Les rites ont donc un sens : ils établissent la distinction entre les dieux et les hommes ; ils définissent leur statut, ainsi que celui des morts lorsqu'ils concernent ces derniers. Dans un monde où tout est organisé en fonction du statut de chacun, ils sont donc le lien, le ciment, de l'entente dans la cité et de son harmonie. Peu importe, donc, ce que pense l'homme qui les accomplit : ce qui compte, c'est qu'il s'acquitte scrupuleusement de sa tâche, car les rites agissent en eux-mêmes. La démarche spirituelle, de ce point de vue, pourra exister, mais à côté : elle consistera par exemple à tenter des interprétations de ces rites - mais en l'absence de dogmes, aucune interprétation n'est canoniquement supérieure ; ce qui permet leur renouvellement permanent et le progrès de la spiritualité. Situation qui vaut tant pour les cultes d'Etat que pour les cultes privés.

En analysant ainsi le sens de l'institution sacrificielle, J. Scheid ne réalise pas seulement une oeuvre d'explicitation et de clarification d'histoire religieuse (avec le message suivant : pour les comprendre, il ne fait pas regarder les rites romains d'un oeil façonné par la culture judéo-chrétienne). Il fait aussi, en examinant les gestes fondateurs de la communauté dans le monde romain, oeuvre d'anthropologie et d'histoire sociale, dans le cadre d'un ouvrage parfois complexe, mais souvent passionnant.


Michel Blonski
( Mis en ligne le 15/03/2005 )
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