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Sur les traces d’un régent maudit | | | Pierre Ellinger La Fin des maux. D'un Pausanias à l'autre - Essai de mythologie et d'histoire Les Belles Lettres - Histoire 2005 / 32 € - 209.6 ffr. / 374 pages ISBN : 2-251-38073-6 FORMAT : 15x21 cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne (mémoire sur Les représentations du féminin dans les poèmes dHésiode) et dun DEA de Sciences des Religions à lEcole Pratique des Hautes Etudes (mémoire sur Les Nymphes dans la Périégèse de la Grèce de Pausanias). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia, il est actuellement professeur dhistoire-géographie. Imprimer
Au détour de recherches sur Artémis et les situation extrêmes (Bulletin de Correspondance Hellénique, Supplément XXVII, 1993), lhistorien Pierre Ellinger, spécialiste des mythes et de la religion grecque, professeur à lUniversité Paris VII-Denis Diderot, avait déjà rencontré lhistoire du régent spartiate Pausanias à qui il consacre cette nouvelle étude publiée dans la collection «Histoire» des éditions des Belles Lettres.
Ce nest pas le plus célèbre des personnages de lhistoire grecque, et son homonyme voyageur du IIe siècle ap. J.-C., qui a parcouru les chemins dune bonne partie de la Grèce continentale pour en noter les curiosités, en décrire les monuments ou en interroger les habitants, a beaucoup plus retenu lattention des hellénistes. Or celui-ci, dans le troisième livre de sa Description de la Grèce consacré à la Laconie, en vient à parler de son prédécesseur, dont il voit deux statues sur lacropole de Sparte, au sanctuaire dAthéna à la Demeure de Bronze. Lenquête de Pierre Ellinger tire son point de départ de lécart que fait le Périégète par rapport à la tradition du régent maudit (illustrée par Hérodote et Thucydide notamment), quand il note ce détail qui a tous les traits, paradoxaux, dun culte héroïque.
Pausanias, fils du roi de Sparte Cléombrote, aurait pu être en effet un héros. Généralissime des Grecs pendant les guerres Médiques, flamboyant vainqueur, aux côtés de lAthénien Aristide, de la bataille libératrice de Platées en 479 avant J.-C., où fut écrasé lenvahisseur perse, il est le personnage principal du dernier livre des Histoires dHérodote. Le jeune général, nouvellement désigné régent de Sparte, sest illustré, la victoire venue, par une conduite chevaleresque à légard dune noble Grecque, captive dun chef perse, rendue à son père, mais aussi à légard du corps de Mardonios, le général ennemi vaincu, qu'il refuse de mutiler, ne voulant pas imiter lattitude de Xerxès envers le cadavre du valeureux Léonidas tombé aux Thermopyles. Au contraire, dans le premier livre de sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide raconte lautre versant de lhistoire, cest-à-dire la chute et la catastrophe, pour celui qui aurait voulu devenir «le tyran de la Grèce».
Dautres sources secondaires, généralement dépoque hellénistique ou impériale, le plus souvent fragmentaires (avec parfois quelques versions différentes dun même épisode), dessinent, avec les deux pères de la science historique, la tragique histoire du régent Pausanias de Sparte, à laquelle est consacrée la première (et la plus longue) partie de louvrage. Ses malheurs commencent quand il tue par méprise une jeune fille de Byzance, Kléonikè («Victoire Glorieuse» : métaphore de son succès à Platées ?), quil avait désirée et faite enlever par ses hommes. Il ne peut échapper à cette souillure bien quil se fût soumis à toutes sortes de purifications et fût devenu le suppliant de Zeus Phyxios (le dieu des fugitifs). Le fantôme de la jeune fille le persécute et ne cesse de lui apparaître la nuit dans son sommeil. Il se réfugie à loracle des morts dHéraclée du Pont (ou chez les sorciers nécromants de Phigalie en Arcadie ?) pour apprendre du fantôme que ses maux cesseraient bientôt (allusion voilée à sa fin prochaine). Le fantôme ayant alors cessé de le persécuter, il poursuit des intrigues avec le Grand Roi des Perses, mais est dénoncé par un de ses serviteurs qui révèle sa trahison aux éphores de Sparte. Confondu, Pausanias se réfugie en suppliant au sanctuaire dAthéna Chalkioikos (à la Demeure de Bronze). A linitiative de la propre mère du régent (métaphore de la patrie trahie ?), les Lacédémoniens murent lentrée du sanctuaire et contraignent ainsi le suppliant à mourir de faim. Avant quil nexpire, afin déviter de souiller le lieu sacré, ils tirent le malheureux hors du temple et le jettent dehors où il rend lâme. Pour cela, un fléau sabat sur eux : le fantôme de Pausanias perturbe toutes les manifestations cultuelles et sacrificielles de la cité, dans le sanctuaire de la divinité poliade. Loracle, consulté, leur commande alors, afin dapaiser le mort et les puissances du ressentiment, de dresser les deux statues de bronze de Pausanias vues par le Périégète homonyme quelques siècles plus tard.
Cette histoire est non seulement celle dune ascension et dune chute, une histoire de démesure et deffondrement, mais elle distribue aussi la faute et la responsabilité entre le régent et sa cité, et également peut-être entre Sparte et Athènes, renvoyées ainsi dos à dos dans leur désir de domination et dhégémonie. Cependant, lune des caractéristiques essentielles de ces récits est quils jouent constamment sur le nom même du héros, Pausanias (lequel veut dire «la fin des souffrances, des chagrins, des ennuis»), dissimulant à peine le concept plus fréquent de «fin des maux» (paula kakôn), auquel est consacré la deuxième partie du livre. Des maux qui se répètent sans vouloir jamais finir : le trouble politique et la trahison, mais aussi le fléau et les fantômes, les revenants persécuteurs, celui de la jeune fille assassinée qui assiège le héros, et finalement celui du régent lui-même, installé au cur du sanctuaire principal de la cité.
Cest larrière-plan conceptuel du récit, qui peut apparaître comme un véritable mythe, qui est ici analysé. Il permet notamment de rendre compte de létrange dualité des statues, qui doit être resituée dans les conceptions antiques (plus précisément archaïque et classique) de la faute, de la souillure et de la purification. Les deux statues évoquent la figure dun Zeus double, de la supplication et de la purification, qui seul peut mettre un terme à la malédiction. Lenquête explore le concept de fin des maux et son inséparable opposé, le début des maux, qui est assimilé depuis Isocrate (IVe siècle av. J.-C.) à lempire dune cité ou dun tyran (Athènes, Sparte, Thèbes, la Macédoine puis Rome
) sur lensemble des Grecs. Les maux, dans cette perspective, ce sont moins, sans pour autant les exclure, les maux individuels que le malaise social et politique. Il se manifeste en Grèce par le conflit civil, la stasis, ultérieurement projetée à léchelle du monde grec sur les luttes pour lhégémonie perçues comme un combat fratricide. Lhistoire du régent Pausanias exprime un moment charnière, qui met fin à tout un passé, pour ouvrir sur un tout autre avenir (la compétition pour lempire).
La dernière partie de louvrage, la plus courte, est consacrée à la rencontre du Périégète et de son homonyme. Il le suit jusquen ces confins extrêmes de lArcadie, à Phigalie (domaine de Déméter à la noire colère, qui est lune des rares divinités à laquelle il sacrifie au cours de son périple), où le régent avait vu son ultime espoir de salut. Il redescend alors de la montagne du Lycée, du sommet où le mythe arcadien avait situé lorigine du mal dans lhistoire du monde (le criminel sacrifice humain de Lycaon), et dont Platon a tiré dans sa République le mythe dorigine du pouvoir tyrannique. Pausanias le Périégète était certainement conscient des implications véhiculées par son propre nom. Il témoigne dune pensée historique mettant au centre la question du pouvoir et de la domination, mais se démarque de Thucydide en ce sens que sa vision de lhistoire est inséparablement politique et religieuse. Les notions de souillure et de vengeance divine y ont toute leur place face au crime et au mal. Mais la «fin des maux» semble une utopie, la vie étant pour tous un mélange inextricable de biens et de maux. Doù lopinion de Pausanias sur lEmpire, éloge mesuré de la politique des Antonins.
Cette étude montre une fois de plus que le mythe est présent jusquà la racine des formes de pensée qui prétendent le combattre, nabandonnant les héros épiques que pour sincorporer des personnages historiques, et réconciliant ainsi mythologie et histoire (doù le sous-titre). La lecture du livre est agréable et forme une enquête dont on attend avec hâte le dénouement. On peut même rêver aux paysages quont vus les deux Pausanias, à travers les reproductions dune photographie et dun dessin ancien des impressionnantes gorges de la Néda près de Phigalie, dans la sauvage Arcadie. Seule manque au chercheur une réelle bibliographie qui ne saurait être suppléée par une brève liste des abréviations utilisées dans les notes de bas de page, au demeurant denses et bien documentées.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 18/08/2005 ) Imprimer | | |