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Histoire & Sciences sociales -> Antiquité & préhistoire |
| Alain Duplouy Le Prestige des élites - Recherches sur les modes de reconnaissance sociale en Grèce entre les Xe et Ve siècles avant J.-C. Les Belles Lettres - Histoire 2006 / 37 € - 242.35 ffr. / 414 pages ISBN : 2-251-38076-0 FORMAT : 15,0cm x 21,5cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia et ancien professeur dhistoire-géographie, il est actuellement élève conservateur à lEcole Nationale Supérieure des Sciences de lInformation et des Bibliothèques. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
Le livre dAlain Duplouy est la version remaniée de sa thèse de doctorat en histoire et archéologie soutenue en mai 2003. Ce travail avait été dirigé conjointement par Francis Croissant (Université Paris I Panthéon-Sorbonne) et Didier Viviers (Université libre de Bruxelles). Ancien aspirant du Fonds national belge de la recherche scientifique, lauteur est devenu depuis maître de conférences en archéologie grecque à lUniversité Paris I Panthéon-Sorbonne, tout en collaborant depuis dix ans à la mission archéologique dItanos en Crète orientale.
Louvrage sintéresse aux élites grecques des âges obscurs à lâge classique, en passant par la période géométrique et lâge archaïque. Alain Duplouy préfère parler d«élites» que d«aristocratie» ou de «noblesse», termes qui lui semblent trop connotés car évoquant plutôt des réalités médiévales et modernes. En introduction, il tente de définir ce que pouvait être l«aristocratie» grecque. Un régime politique ? Cest assurément le cas chez les penseurs du IVe siècle, Platon et Aristote en tête, pour qui laristocrateia constitue une forme de constitution (politeia) où lexercice du pouvoir est entre les mains dun petit groupe dindividus qualifiés de «meilleurs» (aristoi). Mais les historiens modernes dépassent la pensée politique ancienne en utilisant également les termes «aristocratie» et «oligarchie» dans le sens délites dirigeantes. A un régime politique, ils associent ainsi un groupe social particulier. Mais tout se gâte quand on prend conscience de lexistence dune élite dans les régimes démocratiques de lépoque classique, notamment à Athènes.
L«aristocratie» est-elle dès lors un ordre nobiliaire ? Il semble, contrairement à ce quont pensé les historiens modernes, que les Anciens nont guère développé de pensée sociale en relation avec la définition des différents régimes politiques. De plus, les élites ne se sont guère définies sur une base génétique (les génè ne furent jamais constitutifs dune noblesse de sang imposant ses vues à la cité), et laccès semble y être demeuré fondamentalement ouvert. Sagit-il alors simplement dune classe de nantis, ce qui donnerait la première place au critère économique ? Mais ce qui compte nest pas tant la fortune que son utilisation pour afficher aux yeux de tous son prestige. Il faut inverser un point de vue trop classique : laristocrate nest plus celui qui se sert de sa richesse pour afficher un statut assuré en amont par sa naissance et sa supériorité politique ; il apparaît plutôt comme un individu qui gagne sa place dans la société en usant de sa fortune de façon à en retirer du prestige social. Dès lors, il sagit de repenser la structure des élites grecques, et de sintéresser moins à létude dun groupe social supposé homogène (au risque de lartificialité) quaux comportements dindividus en quête de prestige, et mobilisant pour cela différents modes de reconnaissance sociale. Ces derniers sont étudiés à partir des textes, mais aussi dune multitude dinscriptions et de vestiges archéologiques, composant ainsi un corpus documentaire dune extraordinaire diversité.
Le premier chapitre sintéresse à lénonciation dune ascendance, qui a naguère cristallisé toute définition sociale de lélite grecque. Mais une ascendance prestigieuse nétait, dans le monde homérique, quune des multiples qualités dont pouvaient se prévaloir les héros. La situation de leugeneia à lépoque archaïque ne paraît guère avoir été différente. Elle a été valorisée par certains, comme Théognis, mais dautres préféraient dautres vertus (courage guerrier, éloquence, beauté physique
). Ces énonciations généalogiques nont pas pour objectif de rendre compte du passé familial, mais elles résultent dune volonté daccumuler le renom du plus grand nombre possible dancêtres, et dendosser le prestige de leurs exploits. Cela se fait au prix de véritables créations, comme les généalogies mythiques remontant à des héros homériques, mais aussi de distorsions dans les généalogies historiques. On le voit nettement avec lexemple de la généalogie de Miltiade lAncien, où lusage du mensonge appartient à larsenal des moyens de communication employés.
Contracter un mariage relève aussi dune stratégie de distinction sociale. Lépouse constitue un «bien précieux» proposé par le père ou sollicité par le futur époux, permettant à lun et lautre parti de créer des liens de solidarité et de récolter une plus-value symbolique. Dans lAthènes archaïque et classique, cest à la fois le cas pour lexogamie civique (on va chercher son épouse dans une autre cité : Mégaclès et son épouse Sicyonienne, fille du tyran Clisthène ; Cylon et son épouse mégarienne, fille du tyran Théagénès ; Pisistrate et son épouse argienne
) et pour lendogamie civique, quon aurait tort de tenir pour moins prestigieuse (Pisistrate et son second mariage avec la fille de Mégaclès ; Xanthippe et son épouse Alcméonide ; la politique matrimoniale de Cimon pour lui-même et pour sa sur Elpinice
).
Récupérer la mort constitue aussi un mode de reconnaissance sociale. Tout dabord, les funérailles participent à la part dhonneur due au mort par les vivants. Pour peu quelles laissent des traces matérielles visibles et durables, elles assument en outre une fonction de mémoire dans la société des vivants. Mais surtout, la mort nest pas quun enjeu pour la renommée des défunts, elle lest également pour les vivants, proches parents ou amis. Les parents peuvent ainsi conserver le souvenir dun enfant décédé trop tôt, à la guerre par exemple, tout en célébrant son courage qui rejaillit sur sa famille. Des enfants peuvent aussi affirmer la gloire dun parent, ce qui leur permet den retirer des bénéfices symboliques. Les amis et les proches compagnons sont aussi susceptibles dêtre impliqués dans ce processus, notamment dans le cadre des groupes de symposiastes. Le mort peut ainsi être le support dintérêts, didéaux et de revendications multiples ; il est susceptible de manipulations par certains groupes afin de maintenir ou daccroître leur influence sur les autres.
Collectionner des objets rares, des curiosités naturelles, des produits exotiques dorigine orientale ou des antiquités confère également un prestige significatif, et opère comme un instrument de hiérarchisation sociale. Les poèmes homériques semblent confirmer le rôle essentiel de la circulation des objets dans les processus de valorisation sociale à luvre dans les sociétés grecques des Xe et IXe siècles. En effet, les nécropoles de cette période sont riches en orientalia, que ce soit à Lefkandi en Eubée ou à Cnossos en Grèce, sans parler de quelques tombes athéniennes et égéennes. Ces objets, acquis par le commerce, manifestent la trace matérielle de relations humaines utiles à la construction dune hiérarchie sociale, phénomène que lon peut très clairement observer dans lIliade et lOdyssée.
Les deux chapitres suivants sintéressent à la sculpture archaïque, mais en replaçant ces uvres dans leur contexte. Elles constituent en effet des offrandes sinsérant parfaitement dans la topographie des sanctuaires et du territoire des cités (les exemples de Samos et Milet sont ici privilégiés). Leur étude, menée dans ce cadre, nous en apprend beaucoup sur lordre social de ces poleis, ainsi que sur les règles présidant au choix des ateliers de sculpteurs par les dédicants. Se manifeste ainsi un mode de reconnaissance sociale visant à sinscrire dans lespace tout en rivalisant doriginalité (les différences stylistiques de certains kouroi ou korai exprimant cette volonté de se distinguer
). Chacun de ces chapitres constitue une sorte de recommandation à suivre dans le manuel du «meilleur des Grecs». Le dernier chapitre offre une vue densemble du phénomène en proposant une esquisse de dynamique sociale. Face à une vision de la société fondée sur les seuls critères gentilice, politique et économique, lanalyse des modes de reconnaissance sociale constitue un instrument des plus efficaces pour réévaluer la mise en place des hiérarchies humaines dans les cités grecques. Par ces pratiques, les individus ne se contentaient pas de faire connaître une position sociale déjà acquise, mais travaillaient surtout à sa construction. Alain Duplouy met laccent sur lévolutivité de la composition des élites grecques, qui ne furent jamais une classe fermée. Dans les cités, les modes de reconnaissance sociale ne touchent dailleurs pas que les seuls citoyens. Plutôt quune organisation en statuts juridiques bien différenciés, il faut envisager la société de lépoque comme un continuum social où la mobilité tient une place non négligeable. Les exemples évoqués dans ce livre démontrent le renouvellement constant des catégories supérieures, stimulé par une éthique de lémulation et une mentalité agonistique très poussées.
Le livre dAlain Duplouy bouscule donc pas mal de vieux schémas historiographiques. Un de ses enseignements est par exemple de montrer les fortes continuités entre les époques archaïque et classique, et de mettre à bas le fantasme dun âge dor aristocratique archaïque auquel aurait succédé un âge dor démocratique classique. Mêlant histoire, histoire de lart, épigraphie et archéologie tout en tenant compte du contexte social (et donc de certains enseignements de la sociologie et même de lethnologie), cest aussi une leçon de pluridisciplinarité universitaire, et une invitation à poursuivre la recherche dans ce sens.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 01/06/2006 ) Imprimer | | |
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