| Christine Mauduit La Sauvagerie dans la poésie grecque d'Homère à Eschyle Les Belles Lettres - Etudes anciennes 2006 / 41 € - 268.55 ffr. / 427 pages ISBN : 2-251-32659-6 FORMAT : 16,0cm x 24,0cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia et ancien professeur dhistoire-géographie, il est actuellement élève conservateur à lEcole Nationale Supérieure des Sciences de lInformation et des Bibliothèques. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
Le «côté obscur» des anciens Grecs semble de mieux en mieux reconnu par les hellénistes, notamment depuis les travaux de Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et Marcel Detienne. Christine Mauduit, ancienne élève de lENS, agrégée des Lettres et professeur à luniversité Jean Moulin-Lyon III, sintéresse ainsi à la notion de sauvagerie chez les poètes de lépoque archaïque et du début de lépoque classique, dHomère à Eschyle en passant par Hésiode et les Lyriques. Louvrage, issu dune thèse de Doctorat, est dabord uvre de philologue. Létude du vocabulaire du «sauvage» montre lévolution dun sens agreste et lié au monde animal vers un sens moral, opposé à la notion de civilisation.
Après un chapitre préliminaire consacré à létymologie des termes grecs agrios (qui renvoie à lagros : campagne, terrain de parcours) et agroteros (agreste), ainsi que leur principal antonyme, hèméros (domestique, civilisé), lauteur aborde dans une première partie les images du sauvage dans lépopée homérique. Le premier chapitre présente une étude lexicale du bestiaire sauvage dHomère, où lon trouve déjà, parfois, dans le terme agrios, le sens de «féroce», notamment quand il qualifie des fauves comme les lions, au régime alimentaire carnassier (ils sont omophagoi, dévoreurs de chair crue). Cette férocité des fauves est appliquée, par métaphore, aux combattants de lIliade, objet du deuxième chapitre. Selon les passages, la sauvagerie du fait guerrier est ainsi montrée, exaltée ou dénoncée par Homère. Le paroxysme est atteint par Achille, qui manifeste une rage guerrière pathologique, confinant à la bestialité, notamment dans le traitement dégradant quil inflige à la dépouille dHector. Cependant, la restitution du cadavre à Priam marque le retour du héros à des sentiments plus humains.
Le troisième chapitre sintéresse à lOdyssée, qui voit Ulysse évoluer dans des espaces sauvages où il est plus souvent confronté à «des insolents, des êtres sauvages et sans justice» quà des «gens hospitaliers, dont lesprit craint les dieux» (Chant VI, v. 120-121) : le Cyclope Polyphème, les Lestrygons ou Scylla. Ces êtres se caractérisent par une taille extraordinaire, une apparence monstrueuse, une certaine proximité avec le divin (Scylla est immortelle, Polyphème est fils de Poséidon et dune Nymphe). La sauvagerie est ici expressément associée à la pratique de lanthropophagie, et donc à un régime alimentaire proche de celui des fauves. De plus, le mode de vie des Cyclopes correspond à une inversion du mode de vie grec, donc à une négation même de la civilisation. Polyphème et ses semblables vivent dans un espace sauvage, la montagne, régulièrement dépeint dans la littérature grecque comme le domaine des grands fauves. Ils gîtent dans des cavernes, ignorant lart de la construction. Ils ne connaissent pas non plus lagriculture et la construction navale, se contentant de pratiquer lélevage. Ils ignorent par ailleurs toute forme de vie sociale, vivant isolément, sans le moindre embryon dorganisation politique. Polyphème fait de plus preuve dune attitude arrogante, orgueilleuse et impie, correspondant à ce que les Grecs ont nommé lhubris, la démesure condamnée par les dieux. Lantithèse de cette sauvagerie est représentée par les Phéaciens, qui permettent à Ulysse de revenir à Ithaque. Mais sur son île, celui-ci est confronté à une sauvagerie plus humaine que celle des Cyclopes, à savoir la démesure et la voracité des Prétendants, dont il se venge dune manière également non dépourvue de férocité
La deuxième partie sattache à définir une évolution plus affirmée vers une définition morale de la sauvagerie dans les Hymnes homériques et les poèmes dHésiode. Lauteure fait dabord un constat paradoxal. Comme dans lOdyssée, on trouve dans la Théogonie ou dans lHymne homérique à Apollon des monstres hybrides et thériomorphes, représentant les générations divines préolympiennes. Le combat de Zeus contre Typhon ou celui dApollon contre le Dragon de Delphes illustrent le triomphe des dieux nouveaux sur les puissances sauvages qui les ont précédés. Or, le vocabulaire du sauvage, tel quon le trouve dans le corpus homérique, napparaît que rarement. Ladjectif agrios, totalement absent de la Théogonie et des Travaux et les Jours, ne se rencontre que dans deux fragments dHésiode, un passage du Bouclier pseudo-hésiodique et un vers de lHymne homérique à Apollon. Cette quasi-absence ne signifie pas la disparition des images de sauvagerie dans ces uvres. On assiste en fait à une évolution. Le serpent est ainsi promu au premier rang du bestiaire sauvage, tandis que la figure du lion sefface, signe dun certain déclin de lidéal héroïque quil incarnait de manière métaphorique. La sauvagerie est également de plus en plus définie comme un impossible contact, par opposition à lanimal domestique qui se laisse approcher. Lattitude de lhomme archaïque face à la nature sauvage reste cependant marquée par une certaine ambiguïté. Si le mythe hésiodique des races semble exalter, dans la peinture de la race dor, les bienfaits dune nature non transformée par lhomme, la sauvagerie de la nature est évoquée négativement dans certains passages des Hymnes homériques. La sauvagerie doit être maîtrisée, et cette maîtrise est vue comme un progrès dans lhistoire des dieux, mais aussi des hommes. Tout retour en arrière vers une situation impie de démesure est ainsi vu comme un retour à la sauvagerie, mais les Olympiens apparaissent, par linstauration de la justice, comme les garants du progrès moral.
La troisième partie sintéresse à la poésie lyrique. Dans un contexte historique marqué à la fois par le développement de la cité, lapogée de la colonisation et les crises sociales et politiques liées à linégale répartition de terres, les poètes tendent à se détourner des héros et des valeurs exaltées par lépopée, pour chanter lhomme du temps présent, dans son quotidien, ses affections, ses forces et ses faiblesses. Ce changement de ton est illustré notamment par une utilisation nouvelle du référent animal qui, à lopposé de la fonction laudative quil possédait dans lépopée, est convoqué pour rendre compte des vices de lhomme. Létude débute par un relevé des composantes du lexique de la sauvagerie et de la civilisation. Elle se poursuit par le thème de la domestication de lunivers. Amené à sétablir sur de nouvelles terres, lhomme grec se trouve dans la nécessité de domestiquer la nature. Cette expérience se reflète dans lémergence, chez Pindare et Bacchylide, des figures de héros civilisateurs, comme Bellérophon et surtout Héraclès. Mais lhomme doit aussi domestiquer sa propre nature, et développer en elle les qualités de justice, de douceur et de sociabilité qui sont les conditions dexistence et de stabilité de toute société humaine. Pour rendre compte de cette nécessité et de limportance quy tient léducation, Pindare convoque par exemple les figures mythiques du centaure Chiron et de la Nymphe Cyrène, qui manifestent le passage de létat sauvage à la civilisation.
La dernière partie de louvrage concerne le premier des poètes Tragiques. Létude de la notion de sauvage chez Eschyle commence, comme pour les Lyriques, par une présentation du lexique de la sauvagerie et de la civilisation. Ensuite, Christine Mauduit démontre que le poète a voulu mettre en lumière lexistence dune part de sauvagerie inhérente à la nature même de lhomme, et quil sest interrogé sur les moyens de la maîtriser. A linstar dHésiode ou du poète de lOdyssée, la sauvagerie est liée à lhubris, comme on le voit à travers les exemples des Egyptiades dans Les Suppliantes, de Xerxès dans Les Perses ou des chefs Argiens dans Les Sept contre Thèbes. Mais la sauvagerie atteint des sommets, avec lOrestie, dans la terrible famille des Atrides, marquée par les vengeances, les meurtres et même lanthropophagie (avec le festin de Thyeste). Cette sauvagerie est cependant mise à distance à la fin de la trilogie, avec la domestication des Erinyes dans Les Euménides, qui fonde le politique. La Cité est vue ainsi comme un rempart contre la sauvagerie, qui ne reste la caractéristique que des peuples lointains des confins ou des hommes des origines. Même si la suite de lépoque classique, avec la guerre du Péloponnèse, apporte un sérieux démenti à cette vision optimiste et progressiste
La démonstration est cohérente dun bout à lautre du livre, avec des études lexicales subtiles et de fines réflexions qui démontrent la maîtrise par lauteure de son sujet, lensemble formant une analyse aussi érudite que stimulante.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 19/07/2006 ) Imprimer | | |