| Reynal Sorel Chaos et éternité - Mythologie et philosophie grecques de l'origine Les Belles Lettres - Vérité des mythes 2006 / 23 € - 150.65 ffr. / 188 pages ISBN : 2-251-32439-9 FORMAT : 15,0cm x 21,5cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia et ancien professeur dhistoire-géographie, il est actuellement élève conservateur à lEcole Nationale Supérieure des Sciences de lInformation et des Bibliothèques. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
Le nouveau livre de Reynal Sorel se place au confluent de la philosophie et des études grecques. On nen attendait pas moins de lauteur, docteur en philosophie, qui a déjà écrit deux «Que sais-je ?» sur Les Cosmogonies grecques (1994) et Orphée et lorphisme (1995), ainsi quun essai sur linterprétation des mythes : Critique de la raison mythologique (PUF, coll. Thémis, 2000). Il nous montre que lidée dune création ex nihilo, envisagée à titre de supposition par la pensée grecque, a été aussitôt rejetée comme pure absurdité (comment lêtre pourrait-il être né du néant ?), et ce dès Parménide. Ce sont les défenseurs de la doctrine chrétienne naissante (Théophile dAntioche, Clément dAlexandrie et Tertullien) qui ont en fait les premiers défendu cette idée (inexistante dans la Bible hébraïque) pour se démarquer de leurs prédécesseurs et manifester la toute-puissance dun Dieu unique et transcendant. On est ainsi bien loin du platonisme, et notamment de la cosmogonie du Timée qui présente un démiurge en position de coéternité avec la matière. On est aussi bien loin, malgré ce quen ont pensé certains commentateurs, de la cosmogonie hésiodique pour laquelle «en premier lieu, naquit Chaos». Cependant, quand Hésiode dit que Chaos «naquit», il emprunte une voie qui échappe à la représentation, car rien nest dit de ce qui précède cette «naissance».
Lauteur suit une méthode quil appelle «tautégorique», entendant par là «ce qui relève de sa propre catégorie» : cest-à-dire quun mythe ne dit pas autre chose que ce quil énonce. Nul besoin, donc, de savantes et alambiquées interprétations, qualifiées de «raison mythologique», postulant que la raison dun mythe est à trouver hors de celui-ci, notamment dans lallégorie ou le symbole.
Ainsi, dans la première partie de louvrage consacrée plus spécifiquement au Chaos hésiodique, il dégage celui-ci de toute qualification, quelle soit matérielle ou préconceptuelle. Il rappelle, à la suite dautres commentateurs (comme lhelléniste Jean-Pierre Vernant) que lon doit éviter lanachronisme consistant à voir en Chaos une masse confuse, un mélange désordonné de tous les éléments (cest en effet dans les Métamorphoses dOvide que se rencontre pour la première fois cette acception du Chaos, qui est encore la nôtre, par exemple, dans la langue française). Le Chaos hésiodique nest ainsi ni chaotique, ni désordonné, ni indifférencié. Mais Reynal Sorel critique aussi les interprétations ayant tenté de qualifier matériellement ou spatialement Chaos, rattaché étymologiquement à lidée dune «ouverture béante». Chaos nest pas lair (toujours qualifié chez les Grecs, à la différence de Chaos, et explicitement distinct de lui dans plusieurs sources). Il nest pas davantage leau, lélément liquide trouvant naturellement sa place chez Hésiode avec le Flot Salé Pontos et le Fleuve Océan. Il nest pas non plus lespace entre ciel et terre (qui napparaît quaprès la castration dOuranos, donc bien après la naissance de Chaos), encore moins un espace souterrain séparant la Terre ou lHadès du Tartare, ni le Tartare lui-même (gouffre carcéral nayant un sens que dans le cadre dun monde tout à fait constitué, et apparaissant comme le dernier dentre les lieux du monde accompli, bien loin, donc, dêtre une entité primordiale comme Chaos). A la différence de Vernant, il nassimile pas Chaos au méga khasma (gouffre immense) béant aux racines du monde. Pour lui, Chaos nest pas lexpression balbutiante de lidée dinfini (apeiron). Il nest pas non plus le Vide, qui renvoie par trop à lidée de Néant.
Chaos nest en fait rien de déterminé. Il nest pas le grand artisan démiurge (nétant pas personnalisé). Il est simplement ce qui précède, il fonde le passé. Il configure le monde dès lors quil naît, constamment voué à disparaître pour dévoiler quil ny avait pas rien avant lui, et donc après
«Chaos ne peut donc être que cette ouverture par laquelle ce qui fut commence à défiler devant les yeux de ceux, immortels et mortels confondus, qui seront, de toute façon, à jamais des tard venus par rapport à cet événement toujours actuel» (p.55). Mais cette façon de définir Chaos comme processus et retrait incessant de linfigurable nexplique pas pourquoi Gaïa et Eros ne naissent pas de lui, à la différence de Nyx et Erèbos
La seconde partie du livre, consacrée au concept dEternité, continue daffirmer avec justesse linanité du concept de création ex nihilo dans la mythologie grecque archaïque. Lévidence de léternité est ainsi affirmée dès Hésiode, que certains commentateurs, y compris dès lAntiquité, ont pourtant soupçonné davoir envisagé lidée de création à partir du néant. Car Hésiode ne dit surtout pas que Chaos naît de rien. Simplement, il ne précise pas de quoi il naît, et il faut dire que cette «naissance» a toutes chances dêtre en fait plus un processus permanent quun événement ponctuel. Reynal Sorel sintéresse ensuite à ceux quil appelle «Antésocratiques», et que lon a plutôt lhabitude de dénommer philosophes Présocratiques. Pour ceux-ci, les arkhai mot traditionnellement traduit par «principes» désignent ainsi ce quils ont posé au commencement et maintenu au commandement de tout ce qui est. Avec Anaximandre de Milet, cette arkhè signifie une nature dissociée du monde phénoménal immédiat. Lassociation commencement/commandement suppose un refus de limmanence du « principe » au monde. Il sagit pour lui de lapeiron, linfini, sans limite, dont tout provient toujours et y revient toujours. Cet infini est quantitativement illimité mais aussi qualitativement indéterminé. Pour Anaximène, qui fait de lair larkhè du monde, lidée déternité est liée à celle de mouvement : lair se change en vent, nuage ou eau, terre ou pierre, selon quil devient plus subtil (raréfaction) ou quil se densifie (condensation), mais le principe est ici interne au monde, contrairement à lapeiron dAnaximandre. Pour Parménide, au contraire, léternité va de pair avec limmobilité absolue de lêtre. Pour Xénophane, le monde est non engendré, éternel et incorruptible. Selon Empédocle, on parle de «naissance» et de «mort» par abus de langage, là où il y a seulement mélange et dissociation des quatre éléments inengendrés : lair, le feu, leau et la terre.
En fait cette idée dun flux perpétuel nest pas neuve. Elle est exprimée dès Homère, quand le poète évoque lenroulement refluant sur lui-même des eaux primordiales dOkéanos, «père des dieux». En même temps, Homère évoque léloignement définitif du couple ancestral quil forme avec Téthys. Ce couple a donné naissance à tout ce qui advient avant de se retirer, dans la désunion, aux confins du monde, en traçant ainsi les limites, et dessinant lidée dun infini fermé. Le temps est aussi, banalement, la succession : celle des saisons, des générations, de lalternance entre le jour et la nuit. Le terme aiôn, presque toujours traduit par «temps», désigne en fait chez Homère la «force de vie, source de vitalité» dun individu, et ne prend le sens plus ambigu de «temps de vie» quà partir de Pindare. Le vocable est ensuite passé de ce sens restreint, individuel, à celui déternité.
Concernant Thalès, la critique moderne a contesté létiquette matérialiste, strictement physique, qui lui a été accolée depuis Aristote, en montrant que le Milésien na pas employé <>arkhè pour désigner leau, mais plus probablement phusis, la «nature». Un aphorisme attribué à Héraclite rappelle par ailleurs que «la nature aime à se cacher». En tant que processus constituant, la phusis est ainsi rapportée à la dissolution, à la disparition des choses quelle engendre, mettant laccent sur la notion de devenir. Un peu à la façon du Chaos hésiodique, en somme, qui se caractérise selon lauteur par le retrait permanent. Ainsi, selon lui, les anciens sages nadmiraient que léternel processus de la dissimulation de «ce qui donne naissance», quil sagisse du Chaos hésiodique, de lOkéanos homérique ou de la phusis milésienne. Dès lors, lhypothèse dune création ex nihilo était manifestement incompréhensible.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 18/12/2006 ) Imprimer | | |